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Les départs anticipés pour carrière longue permettent-ils de compenser une plus grande pénibilité des métiers ?

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6 mars 2023Topics Retraites

Le projet actuel de réforme des retraites vise, globalement, à allonger les carrières et relever les âges de départ à la retraite. Mais il prévoit également divers assouplissements dont l’objectif est d’atténuer, voire de neutraliser ces relèvements pour des catégories d’assurés perçues comme ayant eu des carrières plus difficiles ou n’étant plus en capacité de rester en activité. Parmi ceux-ci, une mesure prévoit d’étendre les possibilités de partir à la retraite de façon anticipée avant 64 ans au titre des carrières longues, en élargissant le dispositif créé en 2003, et qui avait déjà été étendu une première fois en 2012.

Ce dispositif permet aujourd’hui, de façon dérogatoire, de partir à la retraite avant l’âge « normal » d’ouverture des droits (c’est-à-dire 62 ans) pour les personnes qui ont commencé à travailler avant 20 ans et qui ont validé avant cet âge une durée cotisée au moins égale à la durée légale requise. Les départs en retraite anticipée pour carrière longue ont fortement augmenté depuis la génération née en 1944, première génération à avoir bénéficié du dispositif. Ils représentent, pour la génération née en 1953, près d’un quart des départs à la retraite au régime général, et même 35 % parmi les hommes, soit quasiment autant que les départs après l’âge minimal légal au titre de la durée (c’est-à-dire hors décotes, inaptitude ou départs à l’âge d’annulation de la décote après une carrière incomplète.) À ce titre, le dispositif de carrière longue ne doit plus être vu comme un dispositif simplement dérogatoire, mais comme faisant pleinement partie du barème de droit commun définissant l’obtention du taux plein.

Puisqu’il est conditionné au fait d’avoir commencé à cotiser tôt, le dispositif de départ anticipé pour carrières longues est souvent vu comme touchant des personnes peu diplômées, donc peu qualifiées, ayant plus souvent exercé des métiers manuels ou pénibles, et par conséquent davantage susceptibles d’être « usées » par le travail à l’approche de la soixantaine. Élargir ce dispositif aurait ainsi un impact redistributif en faveur des plus défavorisés, voire serait un moyen de compenser la pénibilité de certains métiers. En pratique, le lien entre l’éligibilité au dispositif et la pénibilité vécue en cours de carrière n’est toutefois pas aussi évident qu’il n’y paraît, parce que le seul fait d’avoir commencé à travailler tôt n’est en réalité pas suffisant pour avoir accès au dispositif, et car le lien entre les âges de premières cotisations et les types de métiers exercés est plus complexe que ce à quoi on pourrait s’attendre à première vue.

Ce billet de blog cherche donc à décrire plus précisément les bénéficiaires du dispositif carrières longues déjà partis à la retraite, notamment en termes d’espérance de vie et de catégories sociales. En complément, un second billet examine plus en détail les débats actuels sur les évolutions du dispositif, en particulier la revendication d’un départ qui serait rendu possible sous la seule condition d’avoir cotisé la durée requise.

Une carrière longue est-elle corrélée à une moindre espérance de vie ?

En toute rigueur, il n’est pas encore possible de calculer l’espérance de vie des bénéficiaires d’un départ anticipé pour carrière longue, car les conditions de mortalité de ces bénéficiaires n’ont pas encore pu être observées sur un cycle de vie complet. Les premiers sont en effet nés en 1944, et ces retraités ont donc au plus 79 ans aujourd’hui. Il est en revanche possible de comparer les probabilités de décès, selon les conditions de départ à la retraite, jusqu’à cet âge.

Le graphique suivant présente une telle comparaison pour les retraités du régime général, à partir des données en open data mises à disposition par la DREES, issues de son enquête annuelle auprès des caisses de retraite (EACR). Les probabilités de décès de chaque catégorie sont représentées, à chaque âge, en écart à la probabilité moyenne pour l’ensemble de la population, telle qu’elle est connue d’après le bilan démographique de l’Insee. Parmi les bénéficiaires d’un départ anticipé pour carrière longue, on a distingué ceux nés jusqu’à 1951 et ceux nés à partir de 1952. Les premiers ont en effet bénéficié des conditions de départ définies en 2003 ; ils ont des durées de carrière très longues et ont commencé à travailler très jeunes, pour certains avant 16 ans. Les seconds ont en revanche, pour la plupart, bénéficié des conditions définies par le décret du 2 juillet 2012, pour des départs anticipés entre 60 et 62 ans. Ils ont donc pu commencer à travailler un peu plus tard et, pour certains, ont pu effectuer des études supérieures.

De façon générale, les écarts de mortalité sont maximaux aux âges les plus jeunes et se réduisent ensuite avec l’avancée en âge, les probabilités de décès se rapprochant progressivement de la probabilité moyenne. Ceci peut s’expliquer par un effet de sélection : parmi les catégories à plus forte mortalité, les personnes qui survivent le plus longtemps sont sans doute celles en meilleure santé, dont les caractéristiques sont plus proches du reste de la population. La mortalité la plus élevée, de loin, est observée parmi les retraités bénéficiaires d’un dispositif lié à l’inaptitude, à la pénibilité ou au handicap. Leur probabilité de décès est ainsi, par exemple, deux fois plus élevée que la moyenne avant 70 ans.

Les bénéficiaires d’un départ anticipé pour carrière longue ont, à âge donné, des probabilités de décès légèrement plus élevées que la moyenne pour ceux nés en 1951 ou avant et bénéficiaires d’un départ avant 60 ans, et inférieures à la moyenne mais légèrement plus élevées que celles des autres retraités, pour les départs anticipés à 60 et 61 ans des générations nées à partir de 1952 (graphique 2a). Ce résultat doit toutefois être nuancé, car il tient pour beaucoup au caractère genré des carrières longues. Celles-ci sont en nette majorité masculines, et la mortalité plus élevée des retraités concernés traduit donc en grande partie celle des hommes par rapport aux femmes. Si l’on réalise la même analyse séparément selon le sexe, la mortalité des bénéficiaires d’un départ anticipé pour carrière longue est systématiquement inférieure à la moyenne (graphique 2b). Elle paraît légèrement plus forte que celle des autres retraités non inaptes ni invalides parmi les hommes des générations nées avant 1952, et identique, voire légèrement plus faible, dans les autres cas, c’est-à-dire pour les hommes nés à partir de 1952 et pour les femmes. Si ces écarts se maintiennent aux âges plus élevés, l’espérance de vie des bénéficiaires d’un départ anticipé pour carrière longue devrait donc être semblable, voire légèrement plus haute que celle du même sexe des autres retraités non inaptes et non invalides.

Des limitations moins fréquentes que celles des autres retraités

S’ils ont une espérance de vie égale, voire supérieure à celle des autres retraités non-invalides, les bénéficiaires d’une retraite anticipée pour carrière longue semblent également moins souvent en situation de handicap, du moins au début de leur période de retraite. En 2017-2020, d’après l’enquête Emploi de l’Insee, les personnes parties à la retraite à 60 ou 61 ans déclarent en effet, au cours de la première année de retraite, moins souvent des limitations dans les activités que les gens font habituellement : 5 % déclarent être fortement limités et 10 % être « limités mais pas fortement ». Ces proportions sont à comparer, par exemple, aux 7 % et 16 % respectivement déclarées parmi les personnes parties à la retraite à 62 ou 63 ans hors invalidité ou handicap, ou aux 8 % et 16 % respectivement déclarées par les assurés partis à 64 ans.

Ces résultats peuvent paraître surprenants, si l’on raisonne à partir de l’image de retraités à carrières longues qui auraient commencé à travailler très jeunes, peu diplômés, et ayant davantage exercé des métiers manuels ou pénibles. Mais deux caractéristiques du dispositif doivent être gardées à l’esprit, qui expliquent les résultats illustrés ici sur les écarts de mortalité et d’incapacité.
Premièrement, le dispositif n’est pas conditionné uniquement au fait d’avoir commencé à travailler tôt, mais aussi à la validation d’une carrière cotisée complète, c’est-à-dire au fait d’être resté en emploi de façon continue ou quasi-continue jusqu’aux âges de départ à la retraite, en n’ayant pas (ou très peu) connu d’interruptions de carrière. Cette deuxième condition exclut par nature du dispositif les assurés en moins bonne santé, davantage susceptibles d’avoir connu des trous de carrière liés à la maladie ou à l’invalidité.
Deuxièmement, les retraites anticipées pour carrière longue concernent aujourd’hui pour l’essentiel des départs à 60 ans d’assurés ayant commencé à travailler avant ou à 20 ans. Il ne s’agit donc plus forcément uniquement de personnes peu diplômées, exerçant majoritairement des métiers manuels ou non qualifiés, mais il peut s’agir également de personnes ayant fait des études courtes, voire des études longues combinées à des jobs d’été ou des boulots étudiants ayant permis de valider le nombre requis de trimestres avant la fin de l’année des 20 ans.

Une majorité de professions intermédiaires et d’ouvriers qualifiés

Les catégories sociales surreprésentées parmi les départs à la retraite à 60 et 61 ans — soit en grande majorité des départs pour carrières longues — en 2017-2020 sont les ouvriers qualifiés, mais aussi les professions intermédiaires, qui représentent 27 % de ces départs, c’est-à-dire une proportion supérieure à celle des ouvriers qualifiés (25 %). Les ouvriers et employés non-qualifiés sont, en revanche, nettement sous-représentés parmi les départs anticipés (par rapport à leur poids dans l’ensemble de la population), alors qu’ils sont surreprésentés parmi les départs à 62 ans, notamment lorsque ces départs sont consécutifs à une période d’invalidité ou de handicap, et, pour les employés, parmi les départs à 65 ans ou après.

En conséquence, les bénéficiaires d’un départ anticipé pour carrière longue sont surreprésentés dans le haut de la distribution des pensions et sous-représentés dans le bas (graphique 4). Pour la génération née en 1954, seuls 2 % font partie des 20 % des personnes à plus faible retraite et, plus largement, 1 sur 8 font partie des 40 % de retraités les plus modestes. À l’inverse, plus d’un tiers de situent dans le 4e quintile (soit entre les 60 % et les 80 % de plus haute retraite) et près d’un quart dans le quintile de retraite le plus élevé. Cette répartition a été calculée non pas à partir du montant de retraite, mais d’après la « retraite pleine », c’est-à-dire le montant de retraite dans lequel on a neutralisé le calcul au prorata à la durée de carrière, ainsi que la décote et la surcote ; ce choix méthodologique a été fait pour éviter un effet mécanique par lequel les pensions de bénéficiaire du dispositif carrières longues seraient apparues plus élevées du seul fait de la proportionnalité à la durée validée, et pour se rapprocher ainsi d’un indicateur davantage représentatif des revenus d’activité en cours de carrière.

Quels enseignements tirer de ces résultats statistiques dans l’optique de la réforme ? Ils indiquent avant tout que la justification principale du dispositif carrières longues ne peut pas être la compensation d’une moindre espérance de vie ou d’un état de santé dégradé. Pour cette raison, le dispositif de carrière longue ne peut pas être pris comme un dispositif de substitution à des dispositifs de prise en compte de la pénibilité ou des incapacités, c’est-à-dire comme un moyen indirect de permettre aux personnes les plus usées par le travail de partir plus tôt. Il reste essentiel de développer ces dispositifs de pénibilité ou d’inaptitude au travail en tant que tels. Si l’objectif de la réforme était de corriger les inégalités de durée espérée de retraite, il serait nettement plus efficace, par exemple, de faire revenir à 60 ans l’âge de départ en cas d’invalidité ou d’inaptitude au travail, comme il l’était jusqu’à 2010, plutôt que d’élargir les possibilités de départ anticipé au titre des carrières longues. Cela ne signifie pas pour autant que les retraites anticipées pour carrières longues ne sont pas légitimes : c’est en fait en tant que compensation de la plus longue contribution de leurs bénéficiaires que le dispositif peut être justifié, et c’est donc au regard du principe de contributivité que ses évolutions doivent être appréciées. Un autre billet de blog développe ces questions.

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