un couple sur la table du salon, calcule avec sa calculette et quelques papiers. La femme est en fauteuil roulant

Déconjugalisation de l’allocation adulte handicapé : 1 an après l’entrée en vigueur, un débat inachevé ?

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19 décembre 2024Topics Santé et bien-être

Il y a un peu plus d’un an, le 1er octobre 2023, est entrée en vigueur une mesure qui, derrière l’expression technique de « déconjugalisation de l’AAH », a été saluée par beaucoup comme une grande victoire pour les personnes handicapées en France.

Cette mesure consiste en pratique à ne plus prendre en compte les revenus de l’éventuel conjoint pour apprécier l’éligibilité à l’allocation adulte handicapé et pour en calculer le montant. Il s’agissait d’une revendication de longue date des associations de personnes handicapées, qui avait trouvé récemment un relais politique à travers plusieurs propositions de loi, portées tant par des partis de gauche que de droite (par exemple les propositions de loi dites « Buffet » de 2018, « Dubié » de 2019 ou « Abad-Pradié » de 2021). Ces propositions avaient d’abord été rejetées par la majorité et par le gouvernement de l’époque, qui avait proposé à titre d’alternative, dans le cadre de la loi de finances pour 2022, une mesure consistant à créer des abattements supplémentaires sur les revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH. La déconjugalisation de l’AAH a finalement été votée à la quasi-unanimité dans le cadre de l’article 10 de la loi du 16 août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, lequel prévoyait une entrée en vigueur « au plus tard le 1er octobre 2023 ».

Avec un an de recul, on commence maintenant à pouvoir tirer les premiers bilans statistiques des effets de cette mesure, comme l’ont réalisé par exemple la CNAF dans son rapport d’activité ou la DREES dans son panorama annuel sur les minima sociaux et prestations sociales publié récemment. D’après les estimations de la CNAF, 22 300 personnes en couple ont commencé à bénéficier de l’AAH en octobre 2023 grâce à cette réforme, ce qui correspond à la majeure partie de la hausse du nombre de bénéficiaires observée entre septembre et octobre 2023 (+25 500 personnes, soit +2 %) [graphique 1]. 

La hausse est la plus forte pour le nombre de bénéficiaires en couple sans enfant (+10,9 %), puis dans une moindre mesure pour ceux avec 1 enfant, 2 enfants, ou 3 enfants ou plus (+7,9 %, +5,2 % et +1,2 % respectivement). Il n’y a en revanche pas de hausse visible en octobre 2023 pour les effectifs de bénéficiaires de l’AAH vivant seuls. Notons que, pour ces derniers, on n’observe pas non plus de baisse, ce qui signifie que la déconjugalisation ne semble pas avoir conduit à ce que des bénéficiaires qui déclaraient auparavant vivre seuls se déclarent dorénavant en couple – ou, du moins, pas d’une façon suffisamment significative pour rendre l’effet visible sur les évolutions des nombres de bénéficiaires. L’augmentation du nombre de bénéficiaires de l’AAH entre septembre et octobre 2023 est par ailleurs plus marquée parmi les femmes (+3,1 %, contre +0,9 % parmi les hommes) et parmi les bénéficiaires dont le taux d’incapacité est inférieur à 80 % (+2,3 %, contre +1,7 % parmi ceux pour lesquels le taux est de 80 % ou plus). 

Ces variations entre septembre et octobre 2023 n’illustrent que les conséquences à court terme de la déconjugalisation de l’AAH, les effets pouvant encore monter en charge progressivement après la mise en œuvre de la mesure. On peut en particulier constater, à cet égard, que pour les bénéficiaires vivant en couple, la dynamique semble nettement plus marquée dans les mois qui suivent la déconjugalisation que lors des quelques mois qui la précédaient.

Le montant moyen de prestation a également augmenté en octobre 2023 pour les bénéficiaires vivant en couple : d’environ 30 € par mois (soit un peu plus de 4 % d’augmentation) pour ceux n’ayant pas ou ayant un seul enfant à charge, et d’un montant un peu moindre pour ceux ayant 2 enfants ou plus. Cette augmentation apparaît d’une ampleur similaire à celle, observée pour les bénéficiaires en couple, qui a fait suite à l’entrée en vigueur de l’abattement forfaitaire sur les revenus du conjoint en janvier 2022. Le montant moyen de prestation est en revanche resté à peu près stable, à ces deux dates, pour les bénéficiaires vivant seuls. Pour l’ensemble de ces bénéficiaires, il a par ailleurs augmenté, de l’ordre de 75 € en cumul depuis début 2022, suite aux revalorisations d’avril 2022, juillet 2022, avril 2023 et avril 2024.

L’augmentation d’environ 30 € par mois suite à la déconjugalisation est une moyenne parmi l’ensemble des bénéficiaires de l’AAH vivant en couple. D’après la CNAF, la grande majorité de ces bénéficiaires a en réalité eu un montant de prestation inchangé après la mise en oeuvre de la déconjugalisation. Seules 40 000 personnes parmi les 300 000 bénéficiaires vivant en couple ont vu leur montant d’AAH augmenter, d’environ 300 euros en moyenne.

Au-delà de ces observations statistiques, la déconjugalisation a-t-elle clos le débat sur les modalités de l’AAH, ne laissant comme seul sujet de discussion que celui du montant de l’allocation ? (que certains souhaiteraient porter au niveau du seuil de pauvreté, voire du SMIC) Ou bien la « solution » apportée par la déconjugalisation laisse-t-elle des questions ouvertes, voire ouvre-t-elle d’autres difficultés qui nécessiteront de nouvelles réformes à l’avenir ?

Pourquoi a-t-on « déconjugalisé » l’AAH ? Retour sur un débat clé

Essayons d’abord de rappeler brièvement les enjeux du débat. L’allocation adulte handicapés (ou AAH) est une aide financière destinée aux personnes handicapées (repérées par le fait d’avoir un taux d’incapacité d’au moins 50 %) créée en 1975. Elle remplaçait l’allocation aux handicapés adultes (AHA), qui avait elle-même été mise en place peu avant (en 1971) afin de « substitu[er] une solidarité nationale à celle, locale ou régionale, et variable de l’aide sociale » en créant « une véritable allocation et non plus [une] mesure de charité [comme le] constituait l’aide sociale »1. Selon la loi de 1975, « l’allocation aux adultes handicapés est servie et financée comme une prestation familiale » (article 37), et elle a donc pendant longtemps tenu compte de l’ensemble des revenus du foyer, donc aussi de ceux de l’éventuel conjoint du bénéficiaire handicapé. 

C’est, pour l’essentiel, sur cette conception initiale que s’appuyaient les partisans du maintien de la conjugalisation de l’AAH : pour eux, cette prestation avait été créée comme un minimum social et, à ce titre, s’inscrivait dans un ensemble d’allocations visant à lutter contre la pauvreté en aidant non pas des individus mais des ménages ayant de faibles revenus. Les modalités de l’AAH devaient ainsi être analogues à celles des autres minima sociaux, qu’il s’agisse du dispositif général que constitue le revenu de solidarité active (RSA) ou d’autres minima spécifiques, tels que l’allocation de solidarité spécifique (ASS) destinée aux chômeurs de longue durée en fin de droit. De façon plus générale, cette définition de l’aide au niveau du foyer est en cohérence avec l’ensemble du système socio-fiscal français, et s’inscrit dans l’idée que la pauvreté se définit au niveau du ménage (c’est ainsi à ce niveau qu’est calculé l’indicateur de pauvreté monétaire publié régulièrement par l’Insee). Cette idée s’appuie elle-même sur la constatation qu’une personne sans revenu a généralement des conditions de vie meilleures lorsqu’elle vit avec une autre personne ayant des revenus que lorsqu’elle vit seule.

À l’inverse, les partisans de la déconjugalisation remettaient en cause la vision de l’AAH comme un minimum social, et donc le parallèle avec d’autres aides telles que le RSA. Cette vision apparaît très clairement, par exemple, dans l’exposé des motifs de l’amendement qui a conduit à la déconjugalisation à l’été 2022, qui affirme : « L’AAH n’est pas un minimum social, il s’agit d’un revenu de remplacement pour les personnes qui ne peuvent pas ou plus travailler. » Un premier argument tient à la condition même de handicap, par nature individuelle. L’article de loi qui crée l’AAH en 1975 disposait par ailleurs qu’une personne handicapée est éligible à cette aide « lorsqu’elle ne perçoit pas au titre d’un régime de sécurité sociale, d’un régime de pension de retraite ou d’une législation particulière, un avantage de vieillesse ou d’invalidité d’un montant égal à ladite allocation ». Il établit ainsi un parallèle avec les pensions d’invalidité et de retraite – prestations individuelles qui constituent des revenus de remplacement, visant à compenser l’absence ou la perte de salaire – ce qui pourrait mener à penser que l’AAH est par conséquent de même nature que ces prestations. Un autre argument tient aux spécificités de l’AAH : son montant, son assiette et son mode de calcul sont distincts de ceux des autres minima sociaux, et les évolutions au fil du temps ont généralement eu tendance à amplifier ces différences. Celles-ci auraient ainsi tendance à affaiblir l’argument d’un objectif de cohérence avec le RSA, qui justifierait de conserver le mode de calcul conjugalisé de l’AAH.

Sur le fond, la question est ainsi celle de la finalité visée : veut-on (avant tout) apporter une aide individuelle aux personnes handicapées, avec pour objectif de garantir un revenu de remplacement visant à compenser les difficultés ou l’incapacité à travailler, ou veut-on leur apporter une aide familiale, dans une finalité de lutte contre la pauvreté des ménages dans lesquels elles vivent ? Notons que ces deux finalités ne sont pas a priori exclusives. Soulignons aussi le fait que l’opposition entre aide individuelle et aide familiale n’est pas propre aux seules personnes handicapées. Elle pourrait être soulevée également pour tous les autres dispositifs de lutte contre la pauvreté en France, en particulier pour les autres minima sociaux. Elle renvoie en fait, plus largement, aux débats sur l’éventuelle création d’un revenu (individuel) universel – on ne peut complètement exclure d’ailleurs que, pour certains, la déconjugalisation de l’AAH soit le premier pas vers celui-ci.

Cependant, s’il s’agissait là de la problématique de fond, ce n’est en réalité pas ce débat qui a eu lieu. Pour les partisans de sa déconjugalisation, il semblait en effet déjà tranché, ces derniers considérant en effet que le principe d’individualisation de l’AAH allait de soi, de même que sa vision comme un revenu de remplacement et non comme un minimum social. Ce faisant, l’attention a donc plutôt été attirée sur les conséquences (négatives) de la prise en compte des revenus du conjoint lorsque le statut de couple changeait, notamment du point de vue de l’autonomie vis-à-vis du conjoint. Comme on l’a déjà signalé, par exemple, l’amendement parlementaire qui a conduit à la déconjugalisation de l’AAH donne comme justification le fait que celle-ci constitue un revenu de remplacement et non un minimum social, cette qualification étant avancée sur le registre de l’affirmation et non de la question posée ou de l’évolution souhaitée. Similairement, l’exposé des motifs de la proposition de loi « Buffet » de 2018 pose comme point de départ que le « principe même de l’allocation […] est de garantir l’autonomie du bénéficiaire ». Dès lors, s’il pouvait encore être jugé légitime que le montant de l’AAH soit révisé lorsque la situation familiale change lorsqu’on considérait cette AAH comme une aide familiale, cette révision devenait difficilement défendable une fois l’AAH définie comme une prestation individuelle visant à apporter un revenu de remplacement à son bénéficiaire. Le fait que cette vision se soit petit à petit imposée a abouti au vote à la quasi-unanimité de la déconjugalisation à l’été 2022.

Une réforme sans perdant ?

La déconjugalisation de l’AAH va-t-elle donc permettre de continuer d’assurer le rôle « historique » de lutte contre la pauvreté des personnes handicapées tout en garantissant, en plus, une autonomie financière pour celles qui vivraient avec un conjoint ayant des revenus plus élevés ? Ce n’est malheureusement pas tout-à-fait vrai, car la déconjugalisation ne conduit pas systématiquement à une amélioration (ou un maintien à l’identique) de la situation financière de ses bénéficiaires. Si des mesures ont été prises pour éviter cela à court terme, la déconjugalisation de l’AAH ne devrait pas rester « sans perdant » sur la durée.

La conjugalisation n’impliquait en effet pas seulement que les revenus du conjoint étaient pris en compte pour calculer le montant de la prestation ; elle permettait aussi que le montant de ressources à partir duquel l’allocation versée commence à être réduite, comme celui à partir duquel l’allocation n’est plus versée, soient augmentés pour tenir compte de la présence de cet éventuel conjoint. En enlevant toute référence à ce dernier, la déconjugalisation supprime donc la prise en compte de ses revenus, mais elle fait aussi disparaître dans nombre de cas un supplément de montant d’aide qui lui était associé. Ainsi, si les personnes handicapées vivant avec une personne ayant des revenus relativement élevés sont mécaniquement gagnantes, et bénéficient donc soit d’une augmentation du montant de leur AAH, soit y deviennent éligibles, celles vivant avec un conjoint sans revenu ou avec des ressources très faibles peuvent être perdantes, au sens où la déconjugalisation diminue le montant de l’aide qui leur est versée.

On peut illustrer cela schématiquement en considérant la situation de trois personnes handicapées : le conjoint de la première n’a aucun revenu, celui de la deuxième gagne le SMIC, et celui de la troisième a un salaire égal à deux fois le SMIC. Le montant total des aides avant la déconjugalisation, qui dépend du salaire perçu par la personne handicapée, peut être comparé à celui reçu après la déconjugalisation : ce dernier est égal à ce que perçoit (avant comme après la déconjugalisation) une personne handicapée vivant seule. Les simulations ont été ici réalisées grâce à la maquette EDIFIS mise à disposition par la DREES.

Une personne handicapée dont le conjoint gagnait deux fois le SMIC ne percevait par l’AAH avant sa déconjugalisation, quel qu’était son revenu personnel (courbe bleue foncé sur le graphique). Avec la déconjugalisation (courbe grise), elle perçoit un montant d’aide qui peut aller jusqu’au montant maximal de l’allocation, soit  un peu moins 1 000 euros par mois : il s’agit de la situation qui « gagne le plus » parmi celles représentées sur le graphique. Une personne dont le conjoint gagne le SMIC (courbe bleue clair sur le graphique) voit aussi son montant d’aide augmenter avec la déconjugalisation, mais de façon beaucoup plus modérée (écart entre la courbe bleue clair et la courbe grise), car les divers abattements pris en compte dans le calcul faisaient déjà que le montant d’aide était proche de sa valeur maximale. Enfin, et à l’inverse, la personne handicapée dont le conjoint est sans revenu bénéficiait avant la déconjugalisation de l’AAH, quel que soit son revenu personnel, d’un montant total d’aide supérieur à celui d’une personne seule (courbe rouge foncé) : elle voit donc ce montant diminuer si on arrête de prendre en compte son conjoint et qu’on lui applique des modalités de calcul analogues à celles d’un bénéficiaire vivant seul. Si, par exemple, ses revenus personnels sont de 1 000 euros par mois, son montant d’AAH est d’un peu plus de 950 euros par mois avec le calcul conjugalisé, contre un peu plus de 500 euros avec le calcul déconjugalisé.

Ce problème a bien été identifié lors des débats au parlement, au cours desquels a été rappelé à plusieurs reprises que, d’après les simulations réalisées, si la déconjugalisation de l’AAH était susceptible d’augmenter son montant pour 200 000 bénéficiaires, sa mise en œuvre « sèche » la réduirait aussi pour 45 000 autres bénéficiaires. C’était d’ailleurs sur l’existence de ces « perdants » que le gouvernement s’était appuyé en 2021 pour proposer une mesure alternative, consistant à créer de nouveaux abattements sur les revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH. Si de tels abattements ne répondaient pas totalement aux revendications des associations de garantir l’autonomie financière y compris pour les personnes handicapées dont le conjoint aurait des revenus élevés, le gouvernement insistait sur le fait que sa proposition présentait le grand avantage de ne diminuer le montant d’aide d’aucun bénéficiaire, contrairement à une déconjugalisation « sèche ».

C’est la raison pour laquelle la déconjugalisation de l’AAH votée à l’été 2022 n’a en fait pas été une déconjugalisation totale : le calcul conjugalisé reste en effet en vigueur pour les bénéficiaires pour lesquels il est plus avantageux, et qui perdraient à un calcul déconjugalisé. D’après le dernier rapport d’activité de la CNAF, cela a été le cas pour environ 10 % des 300 000 bénéficiaires de l’AAH vivant en couple en octobre 2023, qui ont ainsi conservé le calcul conjugalisé. Cette solution consistant à n’appliquer que partiellement les nouvelles modalités, tout en conservant les anciennes lorsqu’elles sont plus favorables a été saluée comme une « déconjugalisation qui ne fait pas de perdant ». Il faut toutefois souligner les limites d’une telle affirmation : elle signifie certes qu’aucun bénéficiaire n’a, en théorie, vu le montant de son allocation diminuer au 1er octobre 2023, mais elle n’implique pas pour autant que les bénéficiaires de l’AAH auront toujours, à l’avenir, un montant d’aide supérieur à ce qu’il aurait été avec les anciennes modalités. Le maintien du calcul conjugalisé ne concerne en effet que les personnes déjà bénéficiaires de l’AAH et pour lesquelles il est plus favorable à la date de mise en œuvre de la déconjugalisation. Les personnes qui deviendront handicapées ou qui demanderont la prestation après cette date ne pourront pas en bénéficier, de même que les bénéficiaires actuels dont le conjoint perdra ses revenus à l’avenir (c’est-à-dire les bénéficiaires pour lesquels le calcul déconjugalisé est plus favorable aujourd’hui mais ne le sera plus forcément à l’avenir). Si ces cas seront sans doute peu nombreux au début, leur nombre augmentera a priori au fil du temps, tandis que la proportion de ceux qui auront conservé les anciennes modalités diminuera mécaniquement.

Un risque de perte de revenu après 62 ans 

Un autre sujet qui ne devrait pas manquer d’être (bientôt) soulevé est celui de la barrière d’âge, c’est-à-dire le fait que les prestations auxquelles les personnes ont droit, et donc la nature des aides qui leur sont versées, diffèrent selon l’âge de la personne. Lorsqu’on évoque cette « barrière » dans le cadre des politiques d’autonomie, c’est souvent à propos de la dualité des prestations de compensation (PCH pour les personnes devenues handicapées avant 60 ans, APA pour les personnes âgées à partir de 60 ans). Mais la distinction des prestations selon que leur bénéficiaire est en dessous ou au-dessus de l’âge minimal de départ à la retraite (62 ans aujourd’hui – les personnes reconnues inaptes ayant été exemptées du relèvement de l’âge minimal de 62 ans à 64 ans décidé lors de la dernière réforme des retraites) concerne aussi les revenus de remplacement (pension d’invalidité vs. pension de retraite) et les prestations de solidarité (AAH vs. ASPA). Si le bénéfice de l’AAH peut être conservé après 62 ans lorsque le taux d’incapacité est supérieur à 80 % (soit pour la moitié des bénéficiaires environ fin 2022), ce n’est pas le cas pour les bénéficiaires dont le taux est en dessous. Ces derniers ne sont, après 62 ans, plus éligibles à l’AAH, mais à l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), plus connue sous le nom de « minimum vieillesse ».

Jusqu’à aujourd’hui, la barrière d’âge entre AAH et ASPA pouvait être vue comme un moindre problème, car les modalités et les montants des deux prestations étaient très similaires. La principale raison de conserver l’AAH plutôt que de basculer vers le minimum vieillesse était un argument de simplicité administrative. La problématique devient cependant tout autre avec la déconjugalisation de l’AAH : une personne handicapée de 61 ans, en couple avec une personne ayant des revenus élevés et dont le taux d’incapacité est inférieur à 80 %, peut percevoir aujourd’hui l’AAH et a donc normalement vu ses revenus personnels augmenter au 1er octobre 2023 grâce à la déconjugalisation ; mais elle va perdre ce bénéfice dès l’année prochaine puisque, ayant passé 62 ans, elle perdra l’éligibilité à l’AAH au profit de l’éligibilité à l’ASPA qui, elle, conserve un calcul prenant en compte les revenus du conjoint.

Il est donc probable que s’exprime rapidement une demande pour que la possibilité de conserver l’AAH après 62 ans soit étendue à tous ses bénéficiaires, y compris ceux dont le taux d’incapacité est inférieur à 80 %. Mais se poseront alors toutes les questions habituelles qui découlent de l’existence d’une barrière d’âge. Quid, par exemple, des personnes déjà handicapées avant 62 ans, non bénéficiaires de l’AAH car ayant un revenu du travail supérieur au montant de l’AAH, mais dont les revenus baisseraient au moment du départ à la retraite ? Si c’est uniquement pour les bénéficiaires effectifs de l’AAH qu’un maintien après 62 ans était acté, on pourrait voir cette situation comme une discrimination et une désincitation à travailler avant 62 ans. On pourrait alors, comme pour la PCH, maintenir ouvert le droit à l’AAH (déconjugalisée) pour les personnes de plus de 62 ans dès lors qu’elles peuvent montrer qu’elles étaient handicapées avant cet âge. Mais, alors, quid de l’équité entre une personne devenue handicapée juste avant 62 ans et une autre qui le serait devenue juste après ? Comment justifier que, si ces deux personnes vivent en couple, la première bénéficie pendant toute sa période de retraite et jusqu’à son décès d’un revenu personnel plus élevé que la seconde, même si leur pension de retraite sont identiques ?

Certains pourraient vouloir aller encore plus loin, et chercher à éviter les difficultés liées à la barrière d’âge en supprimant celle-ci, c’est-à-dire en restaurant la similarité des modalités entre l’AAH et l’ASPA. En termes concrets, cela reviendrait à déconjugaliser aussi l’ASPA – des revendications en ce sens ont d’ailleurs déjà commencé à être exprimées, tant de la part d’associations que de parlementaires. Comme les revenus personnels des personnes âgées sont composés en grande partie des pensions de retraite, cela reviendrait en pratique à mettre en œuvre une forme de retraite minimale. Soulignons que cela ne règlerait toujours pas tous les problèmes : les prestations telles que l’AAH ou l’ASPA sont des prestations dites quérables, c’est-à-dire qu’elles nécessitent que le bénéficiaire en ait d’abord fait la demande. Une éventuelle déconjugalisation de l’ASPA maintiendrait donc des inégalités entre les personnes qui recourraient et celles qui ne recourraient pas à la prestation. Surtout, la création d’une forme de retraite minimale par la déconjugalisation de l’ASPA remettrait largement en cause le système de retraite actuel (fondé sur une logique contributive, qui implique une certaine proportionnalité entre le montant de retraite d’une part, et le montant des revenus d’activité et le nombre de trimestres acquis pour la retraite d’autre part), et aurait en outre des conséquences financières nettement plus élevées que celle de la seule déconjugalisation avant 62 ans, posant alors la question légitime de priorisation des financement affectés.

Une transformation en revenu de remplacement restée inachevée : les questions qui demeurent

Ce que rappelle l’évocation des difficultés restantes à l’issue de la déconjugalisation de l’AAH, qu’il s’agisse des perdants (futurs) ou des difficultés liées à la barrière d’âge, c’est qu’il y a sur le fond deux problématiques distinctes : celle d’un revenu de remplacement du travail pendant la vie active et celle de lutte contre la pauvreté. Deux finalités distinctes appellent généralement deux instruments, ou, dit autrement, il est rare qu’on puisse par une seule prestation répondre de façon complète et satisfaisante à deux objectifs de politique publique qui ne se recouvrent pas. C’est pour cette raison que la déconjugalisation de l’AAH, en réglant certains problèmes, en a certainement  créé d’autres.

La revendication des associations de personnes handicapées était la déconjugalisation de l’AAH mais, sur le fond, on peut faire l’hypothèse que c’était la mise en place d’un revenu de remplacement individuel et universel pour toutes les personnes handicapées qui constituait le cœur de cette revendication. En formulant ainsi la problématique, d’autres solutions que la déconjugalisation de l’AAH auraient pu être envisagées – et pourraient l’être à nouveau. On aurait pu (et on pourrait encore), par exemple, créer une prestation nouvelle assurant un objectif de revenu de remplacement individuel pour les personnes handicapées, tout en laissant l’AAH continuer d’exercer son rôle de lutte contre la pauvreté des ménages dans lesquels vivent ces personnes handicapées. On aurait pu aussi modifier une autre prestation : par exemple, le champ du risque invalidité de Sécurité sociale aurait pu être élargi en créant une « pension d’invalidité universelle », à laquelle toutes les personnes handicapées auraient pu être éligibles, et pas seulement celles qui auraient perdu leur capacité de gain après avoir cotisé à un régime de Sécurité sociale. 

La déconjugalisation de l’AAH avait ainsi pour grand avantage, pour le législateur comme pour la société civile, de proposer une modification en apparence très simple (l’article de loi qui déconjugalise l’AAH tient en quelques lignes), mais, par rapport aux autres évolutions qui auraient pu être envisagées, comme inconvénient de rester sur le principe d’un seul instrument, ne permettant donc pas, par construction, de répondre à la pluralité des problématiques.

Un autre inconvénient est également lié à la façon dont le débat est posé. Si l’on considère que la déconjugalisation de l’AAH manifeste le fait que le législateur considère désormais celle-ci comme un revenu de remplacement et non plus comme un minimum social, force est de constater que la réflexion s’est arrêtée au milieu du gué. Le législateur n’est, en effet, pas allé jusqu’à considérer tous les changements qu’il aurait été nécessaire de mener pour faire de l’AAH un véritable revenu de remplacement. De nombreuses questions restent ainsi en suspens. Par exemple, il aurait pu paraître logique que, à l’instar des autres revenus de remplacement – et notamment des pensions d’invalidité, elles-aussi destinées aux personnes handicapées – l’AAH soit désormais soumise à l’impôt sur le revenu – ce d’autant plus qu’elle pourra désormais être versée à des personnes vivant dans des ménages aisés. Par ailleurs, la question de la validation de droits à retraite pendant les périodes de perception de l’AAH pourrait également être soulevée, là encore par analogie avec les périodes de perception de pensions d’invalidité – une telle validation de droits au titre de l’AAH pouvant d’ailleurs être vu comme une « réponse » au problème de la barrière d’âge. La transformation de l’AAH en revenu de remplacement aurait dû enfin conduire à (re)poser la question de son montant, par comparaison avec les montants minimaux d’autres revenus de remplacement, comme le montant minimum d’invalidité ou celui du minimum contributif en matière de retraite.

Quels ajustements possibles pour l’avenir ?

Y aura-t-il donc de nouvelles évolutions à l’avenir ? La problématique de pauvreté des personnes handicapées dont le conjoint est sans revenu reste dans tous les cas soulevée : il est très probable que des mesures soient prises, ou à tout le moins demandées dans un avenir proche, pour tenir compte des personnes dans cette situation qui n’auront pas pu bénéficier du maintien du calcul conjugalisé. L’objet n’est pas ici de formuler des propositions, mais les principales pistes peuvent être évoquées. Une solution pourrait consister à étendre le maintien du calcul conjugalisé aux bénéficiaires futurs, en le transformant en « droit d’option » qui permette de bénéficier alternativement du calcul conjugalisé ou déconjugalisé, selon ce qui est le plus favorable pour le bénéficiaire. Cette solution est toutefois peu satisfaisante en termes de clarté et de simplicité de la prestation. Une autre solution pourrait consister à créer une nouvelle prestation, parallèle à l’AAH, dont la nature de minimum social serait alors clairement assumée et qui serait donc calculée de façon conjugalisée. De façon symétrique, on pourrait aussi envisager de créer un véritable revenu de remplacement universel (au sens où il ne serait pas conditionné à une affiliation ou au versement préalable de cotisations à une régime de Sécurité sociale) au titre du handicap, ce qui permettrait alors de restaurer une AAH familialisée, qui pourrait jouer pleinement son rôle de lutte contre la pauvreté des personnes handicapées vivant en couple. Une dernière piste serait enfin de tenir compte des personnes handicapées ayant un conjoint sans revenu via le RSA, puisque ce dernier reste conjugalisé, en adaptant éventuellement ses modalités pour qu’il tienne compte de façon spécifique des demandeurs handicapés. L’éventail des possibles apparaît ainsi large. Mais quoi qu’il en soit, pour revenir à l’interrogation initiale de ce billet de blog, le débat sur les modalités de l’AAH et son articulation avec les autres prestations destinées aux personnes handicapées ou âgées nous paraît loin d’être clos.

  1. Extraits du discours du rapporteur du projet de loi lors de la séance de l’Assemblée Nationale du 6 mai 1971. ↩︎

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