Les débats récents ont fait émerger, entre autres, l’idée d’une modération des dépenses de retraite par le biais d’une revalorisation des pensions inférieure au taux prévu par la Loi, à savoir l’inflation. Cette mesure technique s’inscrit dans le cadre d’un débat plus large, mais aussi plus vague, sur le fait de « mettre à contribution les retraités » pour améliorer l’état des finances publiques et faire face au défi de financement de diverses politiques. Une « sous-indexation » des pensions de retraite était prévue dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 présenté à l’automne dernier, avec une différenciation selon le montant de pension. La censure du gouvernement début décembre fait que celle-ci n’a pas été mise en œuvre en début de cette année, mais il est vraisemblable que, malgré l’absence de consensus sur cette mesure, l’idée revienne à plus ou moins court terme. Le délai introduit par l’abandon de la mesure suite au vote de censure du gouvernement Barnier est ainsi l’occasion de prendre le temps d’interroger et de préciser les fondements potentiels d’une sous-indexation de certaines retraites : comment s’inscrit-elle dans le débat sur la mise à contribution des retraités ? est-elle légitime ? quel sens lui donner dans la problématique plus large du pilotage du système de retraite ? comment en choisir les modalités ?
Une sous-indexation des retraites versées par les régimes de base n’est pas une chose inédite. Elle a déjà été réalisée en 2014 (même si le gel décidé cette année-là s’est finalement avéré, compte tenu de l’inflation très basse, identique à ce qu’aurait donné la règle légale), puis en 2019 et en 2020. Pour 2025, la version initiale du projet de loi de financement de la sécurité sociale présentée le 10 octobre 2024 (article 23) prévoyait de décaler la date de revalorisation du 1er janvier au 1er juillet. Dans la mesure où la revalorisation serait restée calculée en fonction de l’inflation constatée au cours des 12 derniers mois, ce décalage aurait constitué également une sous-indexation, puisque la revalorisation aurait été moindre que l’inflation constatée depuis la revalorisation précédente, soit sur les 18 derniers mois.
Il s’est, cependant, rapidement imposé dans le débat public l’idée que, même si l’on acceptait le principe d’une sous-indexation des retraites – principe qui reste lui-même rejeté catégoriquement par certains – une sous-indexation uniforme, appliquée à toutes les pensions quels que soient leurs montants, n’était en tous cas pas souhaitable, car elle ne serait pas soutenable pour les retraités les plus modestes. Il est ainsi généralement jugé préférable de retenir une revalorisation différenciée : sous-indexée pour les pensions les plus élevées, c’est-à-dire supérieures à un certain montant, mais égale à l’inflation en-dessous. En 2014, la différenciation a pris la forme du versement, courant 2015, d’un bonus de 40 € censé compenser le gel des pensions pour celles situées en-dessous d’un certain montant mensuel : le seuil retenu était de 1 200 € par mois. En 2020, c’est un seuil plus élevé qui a été appliqué : 2 000 € par mois. Dans la version amendée du projet de loi pour 2025, sur lequel le Gouvernement a engagé sa responsabilité début décembre, c’est enfin un seuil de 1 500 € bruts par mois qui était retenu.
Le principe d’une revalorisation différenciée des pensions de retraite selon leur niveau peut sembler relever du bon sens, mais il pose plusieurs questions : sur le seuil choisi d’abord, mais également sur le critère retenu. À bien y réfléchir, le montant de retraite total est-il vraiment, en effet, le plus pertinent pour déterminer quelles pensions doivent être sous-indexées et quelles autres doivent être protégées ? Ce billet creuse cette question en cherchant à définir sur quels fondements – ayant du sens au regard des principes généraux du système de retraite français – pourrait ou devrait s’appuyer une éventuelle sous-indexation des pensions.
Un débat légitime, appelé à durer, et qu’il faut resituer dans la réflexion plus générale sur le pilotage des retraites
Au préalable, trois remarques doivent être faites pour bien situer la réflexion. Premièrement, une certaine ambiguïté dans la façon dont le débat est aujourd’hui formulé mérite d’être levée. Les discussions actuelles empruntent en effet alternativement à deux registres : l’un est celui de l’équilibre financier du système de retraite, ce qui renvoie à des mesures jouant spécifiquement sur les paramètres de ce système, dont les taux de revalorisations des pensions ; l’autre est celui, plus global, des finances publiques dans leur ensemble, et il renvoie par conséquent à un ensemble plus vaste de mesures envisageables, y compris socio-fiscales (par exemple revoir l’abattement de 10 % sur les retraites pour le calcul de l’impôt sur le revenu, ou les taux de CSG appliqués à ces retraites). Or, si les retraites constituent bien sûr une composante de l’ensemble des dépenses publiques qui ne peut pas en être totalement dissociée, et donc si l’équilibre des premières joue évidemment sur celui des secondes, le fait de présenter ces deux finalités comme un seul et même sujet est source de confusion, et n’aide pas à choisir la mesure la plus adaptée. Cela peut, par exemple, donner l’impression que si d’autres solutions permettaient de réduire les déficits publics, la sous-indexation des pensions ne serait plus nécessaire. Cette présentation présente aussi le risque que la sous-indexation soit perçue comme un effort demandé aux retraités pour financer des politiques qui ne concernent pas directement le système de retraite ou même la protection sociale. Il existe bien, cependant, un déficit propre au système de retraite, illustré dans le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) (ou, plus récemment, dans le rapport publié en février par la Cour des Comptes) par un besoin de financement pour quasiment chaque année jusqu’à l’horizon de 2070. Sans occulter le débat plus général sur les finances publiques, la problématique d’une éventuelle sous-indexation des pensions gagne ainsi à être recentrée sur la question de la seule soutenabilité financière du système de retraite – ne serait-ce que pour rappeler que c’est en premier lieu pour assurer cette soutenabilité qu’un effort sur les pensions est parfois évoqué, et non pour combler les déficits d’autres champs de l’action publique.
En d’autres termes, s’il est pertinent et légitime de s’intéresser à l’indexation des pensions, c’est avant tout parce qu’elle constitue un des leviers naturels de pilotage du système de retraite, et non en tant que simple moyen imaginé, parmi d’autres, pour « mettre à contribution les retraités ». C’est la perspective qu’on retiendra donc pour la suite de ce billet. Notons que cela signifie, implicitement, que les mesures jouant sur les revenus des retraités en dehors du système de retraite à proprement parler, notamment celles relatives à leur fiscalité, doivent, symétriquement, plutôt être réservées au financement des politiques publiques autres que celles de retraite – certaines pouvant néanmoins concerner elles-aussi assez directement les retraités, eût égard à leur âge, notamment les questions de financement du système de santé ou du soutien à l’autonomie.
Deuxièmement, le principe d’une sous-indexation des pensions, s’il doit bien sûr être discuté et débattu, n’est pas illégitime en soi et ne peut donc pas être écarté a priori. La France a fait le choix d’un système de retraite par répartition fondé sur la solidarité entre les générations, et la solidarité ne peut pas aller qu’en sens unique, des cotisants au système (c’est-à-dire des futurs retraités) vers les retraités actuels. Le choix a par ailleurs été fait de ne calculer les droits en fonction des contributions de chaque assuré que d’une façon « souple », c’est-à-dire sans que le montant de pension calculé pour chaque retraité soit gagé sur des provisions correspondant de façon exacte aux cotisations qu’il a versées. La contrepartie de cela est que ce montant peut être révisé, y compris après le départ à la retraite, dans le cadre du pilotage du système. Il faut rappeler à cet égard que la règle légale actuelle d’indexation des pensions sur l’inflation constitue en soi une sous-indexation (la plupart des années) par rapport à la règle plus « naturelle » dans un système en répartition de revalorisation égale au taux de croissance des salaires. Celle-ci avait été présentée d’abord comme ponctuelle à la fin des années 1980, puis réitérée à plusieurs reprises, jusqu’à être introduite dans le droit comme une règle pérenne.
Troisièmement, et enfin, la question de la sous-indexation des retraites ne doit pas être vue comme un sujet ponctuel qui, par son caractère exceptionnel, pourrait se satisfaire d’une réponse ad-hoc. Il s’agit au contraire d’un débat parti, en cas de croissance tendanciellement modérée à l’avenir, pour se répéter chaque année et durer potentiellement pendant des décennies. La trajectoire de soutenabilité financière du système de retraite issue des dernières réformes passe en effet, pour partie, par une diminution du niveau relatif des pensions par rapport aux revenus d’activité (ou, dit autrement, par une croissance du niveau des pensions durablement modérée par rapport à celle des revenus d’activité). Or, d’après les projections du COR, cette diminution n’est pas, en cas de croissance faible de la productivité, spontanément assurée par la règle de revalorisation égale à l’inflation. Compte tenu des marges de manœuvres limitées sur les autres leviers de l’équilibre (augmenter encore les cotisations des actifs ou l’âge de départ des futurs retraités), il faut se préparer à l’idée qu’une sous-indexation durable puisse s’avérer nécessaire dans de tels scénarios de croissance faible. Dans ce cadre, si le principe d’une différenciation elle-aussi durable de cette sous-indexation était décidée, il paraît indispensable de rendre explicites les règles et normes d’équité qui doivent en déterminer les paramètres.
Une fois ces éléments de cadrage du débat rappelés, venons-en à la question de la sous-indexation des pensions proprement dite. Si on la juge nécessaire et si l’on accepte le principe qu’elle soit différenciée entre retraités (encore une fois sans préjuger de ce qui sera effectivement choisi par le législateur à l’avenir), sur quoi fonder cette différenciation et quelle est la meilleure manière de la mettre en œuvre ? Deux justifications, correspondant à deux visions des retraites, peuvent être proposées pour cela. Chacune pointe vers un critère de différenciation qui s’avère distinct de celui qui a été retenu pour l’instant – à savoir le montant de pension individuelle tous régimes confondus.
La retraite vue comme prestation sociale : une sous-indexation qui chercherait à épargner les plus modestes devrait s’appuyer sur un indicateur plus proche du niveau de vie des ménages de retraités
Une première approche consiste à voir les pensions de retraite comme des prestations sociales, à l’instar des minima sociaux ou des prestations familiales, dont le montant peut être ajusté à façon par l’Etat en fonction d’objectifs sociaux, notamment celui d’éviter des situations de pauvreté parmi les retraités. Elle traduit d’une certaine manière la formulation, dans le code de la sécurité sociale, de l’objectif donné au système de retraite comme devant « garantir un niveau de vie satisfaisant ». C’est aussi la vision cohérente avec l’argumentaire consistant à présenter une éventuelle sous-indexation comme un « effort » demandé aux retraités. Dans cette approche, il paraît naturel que les efforts soient demandés à ceux dont les niveaux de vie sont les plus élevés, et d’en épargner à l’inverse ceux dont le niveau de vie est déjà modeste, voire proche ou même en-dessous du seuil de pauvreté monétaire. Toutefois, dans ce cas, le niveau de retraite individuelle n’apparaît pas comme le meilleur critère de ciblage.
Remarquons d’abord que personne ne propose de différencier la revalorisation selon le niveau de pension dans chaque régime. Celui-ci peut en effet être très différent du niveau de vie du retraité : il dépend du fait que ce dernier a été, au cours de sa carrière, affilié à un seul régime de base ou plusieurs, et du fait que ce ou ces régimes distinguent un étage de base et un étage complémentaire (cas des régimes du secteur privé) ou soient « intégrés » (cas notamment des régimes de la fonction publique). La mise en place d’échanges de données entre les systèmes d’information des régimes depuis le début des années 2010 a permis que chaque régime dispose d’une information sur le montant de retraite consolidé au niveau tous régimes confondus, et c’est donc celui-ci qui est retenu.
Mais ce niveau reste lui-même une mesure assez imparfaite du niveau de vie des retraités, et donc de leur capacité à supporter un effort au regard de leurs charges. Même si les pensions de retraite constituent le principal revenu des retraités (à hauteur de 80 % environ de leurs revenus totaux), certains bénéficient aussi d’autres ressources, notamment des revenus du capital. Elles ne tiennent pas non plus compte des éventuelles charges de famille : à montant de retraite individuelle donné, une personne seule pourra avoir un niveau de vie bien différent d’une personne en couple, plus élevé ou plus bas selon les revenus du conjoint de celle-ci. Ainsi, comme illustré sur le graphique 1, plus de la moitié des retraités dont la pension est juste au-dessus du seuil de 1 500 euros par mois ont un niveau de vie qui peut être qualifié de « modeste » (au sens où il est inférieur à 90 % du niveau de vie médian de la population). À l’inverse, parmi les retraités dont la pension est en-dessous du seuil, un sur six au moins appartient à un ménage qui, du fait de son niveau de vie, est habituellement qualifié de « plutôt aisé » voire « d’aisé », parce qu’il dispose d’autres revenus que la pension de retraite ou parce que l’éventuel conjoint a des ressources plus élevées.
Les régimes de retraite disposent en pratique déjà d’une information plus précise sur le niveau de vie de leurs retraités, qui leur est nécessaire pour l’application des divers taux de contribution sociale généralisée (taux nul de CSG pour les retraités dont le revenu fiscal de référence est le plus bas, puis taux réduit, médian, et plein selon le montant de ce revenu de référence). Si l’objectif d’une sous-indexation différenciée est véritablement d’épargner les retraités les plus modestes, une différenciation selon le taux de CSG appliqué serait en toute logique nettement mieux ciblée qu’une différenciation selon le niveau individuel de pension tous régimes confondus.
Soulignons toutefois que cette approche va à l’encontre de la logique du système français, pour lequel la retraite constitue une prestation individuelle et de nature contributive. Cette incohérence apparaît sans doute de façon plus manifeste lorsqu’on évoque une sous-indexation selon la tranche de taux de CSG, car elle revient à faire dépendre le montant de pension de revenus autres que les retraites et de la pension de l’éventuel conjoint. Mais elle est en réalité déjà là avec une sous-indexation selon le niveau de pension total, qui revient à faire dépendre le montant de pension dans chaque régime des pensions versées par les autres régimes. Si la loi donne pour objectif aux pensions de retraite de « garantir un niveau de vie satisfaisant », elle pose aussi le principe que celles-ci sont calculées « en rapport avec les revenus tirés de l’activité ». Cela signifie que si le système verse des pensions plus élevées à certains retraités qu’à d’autres, c’est parce qu’on a jugé cet écart légitime, et proportionné à la différence d’effort contributif de chacun – cet effort s’entendant en termes de nombre de trimestres de contributions et de revenus d’activité sur lesquels ont été calculés les cotisations. Introduire une condition de montant total dans le calcul de la retraite, au titre de la capacité supposée de l’assuré à supporter une perte de pouvoir d’achat, revient à remettre en cause cette logique contributive. Le fait que cette différenciation intervienne en cours de retraite et repose uniquement sur les pensions personnelles ne change pas fondamentalement sa nature : elle revient à conditionner le montant des retraites, et elle est donc de même nature qu’une mise sous conditions qui aurait été appliquée dès la liquidation des droits ou basée sur les ressources totales du foyer.
Il apparaît donc préférable d’écarter le revenu fiscal de référence ou la tranche de taux de CSG (et plus encore le niveau de pension tous régimes) comme critère, et de chercher un autre fondement pour une éventuelle différenciation des revalorisations, qui soit davantage cohérente avec la logique contributive des retraites en France.
Réconcilier sous-indexation différenciée et caractère contributif de la retraite : une différenciation justifiée par une correction ex-post de la formule de calcul de la pension
Il existe heureusement, pour justifier une éventuelle sous-indexation des pensions, une autre raison que la capacité des retraités à supporter (ou non) une baisse de leur pouvoir d’achat compte tenu de leur niveau de vie.
Si le pilotage de la pension se focalise habituellement sur le calcul du niveau initial, au moment de la liquidation des droits, c’est fondamentalement le niveau de pension sur l’ensemble de la période de retraite que le système doit piloter. Le focus sur le montant initial se justifie parce que l’on juge généralement, à raison, qu’il est préférable de procéder ainsi pour rendre les règles plus lisibles et pour donner aux retraités une plus grande prévisibilité sur l’évolution future de leurs revenus. Il a pour contrepartie de faire évoluer les pensions, après la liquidation, selon un indice uniforme et défini à l’avance. Une telle « définition à l’avance » n’est toutefois pas toujours tenable, compte tenu de l’incertitude économique et démographique qui pèse sur le système, qui oblige parfois à devoir dévier de la règle prédéfinie qui avait été « promise » aux retraités. C’est en ce sens qu’on peut interpréter une éventuelle sous-indexation (de même qu’une sur-indexation, en cas de conjoncture favorable) des pensions, c’est-à-dire comme une « correction » du montant initial qui aurait été versé si l’évolution du cadre économique et démographique avait pu être correctement anticipée.
Le calcul de la pension tient compte, en outre, d’un objectif de redistribution visée par le système. Là encore, il est nettement préférable, dans l’absolu, que cette redistribution soit réalisée lors du calcul du montant initial de la pension, puis que toutes les pensions évoluent de façon parallèle, car cela permet de rendre la redistribution réalisée par les règles plus lisible, et donc le système plus transparent. Mais, une fois encore, cette bonne pratique n’est pas toujours possible compte tenu de l’incertitude inhérente au système, et il n’y a donc pas de raison d’exclure a priori que, en réponse à une contrainte extérieure non-anticipée qui conduise à vouloir diminuer (relativement à l’inflation) le niveau moyen des pensions, le législateur puisse décider d’appliquer cette diminution différemment selon le profil des retraités, et donc de « corriger » l’ampleur et les modalités des redistributions réalisées au point de départ de la pension. C’est là le cadre qui peut être donné pour penser la façon d’appliquer des sous-indexations différenciées pour les retraites des régimes de base.
En formulant ainsi la problématique, la façon de mettre en œuvre des revalorisations différenciées apparaît intimement liée à la façon de calculer le niveau initial de retraite. Il paraît donc logique, également, que la différenciation s’appuie sur les facteurs qui déterminent aussi ce niveau initial, à savoir la durée validée, la situation vis-à-vis du taux plein (décote/surcote) ou le revenu de référence – ou encore l’année de naissance, puisque les paramètres qui interviennent dans le calcul sont eux-mêmes déjà différenciés selon l’année de naissance. Une modulation des revalorisations selon chacun de ces critères mériterait d’être envisagée et discutée mais, en pratique, c’est celle selon le niveau du salaire (ou le revenu d’activité pour les non-salariés) de référence qui semble le mieux correspondre à l’intention du législateur à l’automne dernier. Elle s’inscrirait notamment plus naturellement dans un objectif de redistribution verticale, c’est-à-dire des plus aisés vers les moins aisés.
Dans ce cadre, ce n’est ainsi pas le niveau de pension (tous régimes) dans l’absolu qui apparaît le plus pertinent comme critère de différenciation des pensions, mais le salaire ou revenu d’activité de référence qui a servi au calcul de la pension. Ce salaire s’apparente à un niveau de pension corrigé en neutralisant la proratisation selon la durée de carrière et de la décote/surcote. Qu’est-ce que cela changerait par rapport au niveau de pension tous régimes ? Les deux indicateurs sont fortement corrélés, et une grande partie des personnes concernées par l’un ou l’autre des deux critères seraient les mêmes. Mais cela induirait quelques différences notables, notamment selon la durée de carrière. Par exemple, un cadre qui a effectué la plus grande partie de sa carrière à l’étranger, dont la retraite française est relativement faible parce qu’il n’a validé que peu d’années en France, pourrait ainsi se voir appliquer la sous-indexation la plus forte, parce que c’est son salaire pendant sa période travaillée en France qui serait pris en compte. À l’inverse, une personne percevant une retraite de montant intermédiaire, du fait d’une durée de carrière très longue compensant des salaires relativement modestes, pourrait ne pas être concernée par la sous-indexation.
Une nécessaire cohérence entre les règles de revalorisation et le calcul du niveau initial de pension
Allons toutefois jusqu’au bout de la logique. Justifier une sous-indexation des retraites par une correction du niveau initial que l’on jugerait, après coup, non soutenable (c’est-à-dire en d’autres termes « trop » généreux compte tenu de la contrainte de soutenabilité financière du système) pour les générations déjà parties à la retraite (y compris celles parties très récemment) devrait conduire à se poser aussi la question du niveau initial pour les générations qui ne sont pas encore parties. Comme on l’a déjà signalé, il est en effet préférable, pour la transparence du système et pour la prévisibilité des revenus des retraités, d’ajuster en premier lieu le niveau initial des pensions, et de s’écarter ensuite le moins possible des revalorisations initialement « promises ». Si l’on pense que la soutenabilité financière rend nécessaire une modération des pensions, mieux vaut, par conséquent, la prévoir dès à présent et la rendre transparente pour les futurs retraités, plutôt que de leur imposer à l’avenir des sous-indexations « par surprise » de leur pension. Par ailleurs, pour les personnes déjà retraitées, l’application de sous-indexations présentées comme des « corrections » d’un niveau initial de pension jugé aujourd’hui trop élevé impose, par transparence, de préciser le niveau-cible vers lequel ces corrections doivent tendre – en d’autres termes le niveau dont on juge désormais qu’il aurait dû être calculé au point de départ de la pension si l’on avait correctement anticipé la contrainte de soutenabilité financière du système. Là encore, cela renvoie à la formule de calcul de la pension à la liquidation des droits.
Dès lors, si l’on juge préférable d’appliquer aux pensions des générations déjà parties à la retraite un traitement différencié selon le niveau du salaire de référence, par le biais de sous-indexations distinctes selon ce niveau, il est à la fois logique et cohérent que la même différenciation soit également envisagée dans la formule de calcul du niveau initial de la pension. En d’autres termes, cette formule de calcul et les coefficients de revalorisation font partie d’un même objectif de pilotage des niveaux de pension sur toute la durée de la retraite. Il est donc essentiel qu’ils soient définis de manière cohérente et selon des principes communs.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Si l’on souhaite revaloriser différemment le montant de pension selon le niveau du salaire de référence dont il dérive, dans le sens d’une modération d’autant plus marquée que ce niveau de salaire est élevé, c’est que l’on considère sur le fond que le taux de remplacement aurait dû être un peu plus faible pour les hauts salaires. En d’autres termes, cela signifie implicitement que l’on souhaite aller vers un barème plus progressif du taux de remplacement qu’il ne l’est actuellement. Et en toute logique, si l’on pense qu’une telle progressivité doit être mise en œuvre dans la façon de revaloriser les pensions en cours de retraite, il n’y a aucune raison de ne pas la mettre en œuvre également dans le calcul de ce niveau en début de période. Le principe d’une revalorisation différenciée des pensions n’a ainsi de sens que s’il s’inscrit plus globalement dans une volonté de revoir la formule de calcul initial de ces pensions dans les régimes de base en annuité, visant à différencier davantage les taux de remplacement dans le sens d’une plus grande progressivité. Il serait en effet hypocrite de continuer à afficher un même taux de remplacement pour toutes et tous à la liquidation, si cette uniformité peut être remise en cause dès l’année suivante par l’application d’une moindre revalorisation pour les retraités dont le salaire de référence est au-dessus d’un certain montant.
Comment mettre en œuvre, en pratique, une progressivité du taux de remplacement selon le salaire ? Sans entrer dans les détails, une façon simple de le faire pourrait consister, par exemple, à appliquer un premier taux (par exemple le 50 % actuel au régime général) pour la partie du salaire de référence située en dessous d’un certain seuil (le SMIC ou une fraction du plafond de sécurité sociale), et un second taux, plus bas, pour la partie (éventuelle) de ce salaire située au-dessus du seuil.
Revenons temporairement, pour conclure, à l’option qui avait été discutée dans la deuxième section de ce billet. En quoi celle présentée ici se distingue-t-elle de cette dernière ? On avait justifié le fait d’écarter celle-ci, malgré sa capacité à mieux cibler selon le niveau de vie des retraités, en arguant du fait qu’elle remettait en cause de façon trop frontale le caractère contributif des retraites – en les faisant dépendre des autres revenus (cas où la revalorisation différenciée dépendrait du taux de CSG appliqué) ou bien des retraites versées par les autres régimes (cas où la différenciation se ferait selon le montant total de retraite). On pourrait objecter, toutefois, qu’on s’écarte aussi de la contributivité, au tout du moins d’une contributivité pure, en suggérant, dans cette section, d’accroître la progressivité du barème de taux de remplacement. La différence, essentielle, est cependant que l’on s’en écarte nettement moins : on reste en particulier dans le cadre d’un système de retraite qui ne fait dépendre la pension de chaque régime que des caractéristiques de la carrière personnelle effectuée dans le régime. On reste ainsi cohérent avec les objectifs donnés par la loi au système de retraite, et on évite ainsi d’en secouer trop fortement les fondements. La contrepartie en est un capacité de ciblage peut-être moins précise, mais celle-ci peut éventuellement être contrebalancée par d’autres mesures socio-fiscales prises en complément.
Un enjeu pour le système : remettre le taux d’annuité au cœur du pilotage des régimes en annuité
Terminons ce billet par une remarque sur la façon de mettre en œuvre, en pratique, les réflexions développées ici dans le pilotage des régimes de retraite. Suggérer de différencier les taux de remplacement dans les régimes de base peut en effet surprendre. Cela peut en particulier donner l’impression qu’on remet en cause un paramètre supposé jusque-là intangible, et qui n’était jusqu’alors pas considéré comme l’un des paramètres de pilotage des retraites. Le taux de liquidation de 50 % au régime général pour une carrière complète est en effet resté inchangé depuis la réforme de 1971.
Ce caractère intangible est en réalité trompeur. Il résulte d’un choix historique : celui de centrer l’analyse sur le taux de remplacement d’un assuré à carrière complète. Ce choix reflète une tendance plus générale à structurer le débat autour de ces profils, alors même que, selon la DREES, ils ne représentent que deux tiers des retraités. C’est grâce à cette présentation qu’il est possible d’afficher un taux inchangé de 50 % au régime général depuis la réforme de 1971. Cependant, cette stabilité est en réalité fictive car elle repose entièrement sur le fait qu’on calcule l’indicateur pour une carrière type dont la durée est de plus en plus longue au fil des générations. En d’autres termes, on a rendu invisible l’effet sur le montant de pension de l’augmentation progressive du paramètre de durée de référence pour une carrière complète en faisant, implicitement, l’hypothèse d’une réaction comportementale de l’assuré : on suppose en effet que celui-ci va prolonger systématiquement sa carrière pour continuer de se conformer à la norme de carrière complète, ce qui fait que l’impact des hausses du paramètre légal de durée ne sera jamais visible puisque l’assuré-type est supposé prolonger à chaque fois sa carrière pour compenser exactement cet impact. Avec une indicateur alternatif tel que le taux d’annuité légal, c’est-à-dire la valeur d’un trimestre validé en termes de montant de retraite à la liquidation exprimé en pourcentage du salaire de référence, l’effet de cette augmentation est en revanche bien visible, sous la forme d’une baisse régulière au fil des générations à partir de celle partie juste après la réforme de 2003 (graphique 2).
Les évolutions qui sont évoquées dans ce billet, consistant à suggérer une modulation plus explicite des montants de retraite selon le salaire de référence, ont ainsi pour corollaire de remettre le taux d’annuité au cœur du pilotage des niveaux de retraite, car cet indicateur a pour mérite de rendre plus transparentes les diverses modulations – celle déjà appliquée en fonction de l’année de naissance, par l’allongement progressif de la durée légale d’une carrière complète (aligné, depuis la réforme de 2003, sur la durée légale requise pour le taux plein), et celle qui pourrait l’être à l’avenir en fonction du montant de salaire de référence, par le biais des sous-indexations différenciées, si on décide de mettre en œuvre une telle mesure. Rappelons que le fait que le taux d’annuité soit très rarement discuté dans les débats aujourd’hui relève du paradoxe : il devrait constituer en effet le levier naturel de pilotage du niveau des pensions pour les régimes en annuités, comme l’est la valeur du point pour les régimes en points.
Remettre le taux d’annuité au cœur du pilotage signifie, concrètement, revoir la façon habituelle de présenter le calcul du montant de pension – on parle ici d’un changement de forme et non de fond. La présentation actuelle consiste en effet à définir d’abord le montant en cas de carrière complète (égal à 50 % du salaire de référence au régime général), puis à définir la modification de ce montant en cas de carrière incomplète comme une déviation à cette norme (multiplication par un prorata de durée de carrière inférieur à 100 %). Une présentation mettant en avant le taux d’annuité serait plus neutre, car elle restaurerait une symétrie de traitement entre les carrières complètes et incomplètes : elle reviendrait à définir d’abord la valeur d’une année ou d’un trimestre validé pour la retraite (égal au produit du salaire de référence par le taux légal appelé « taux d’annuité »), puis le montant total de pension comme le produit de la durée validée par cette valeur. Cela aurait aussi pour mérite de rendre la formule de calcul de la pension plus claire, en distinguant d’un côté les facteurs qui résument les caractéristiques de carrière de l’assuré (la durée validée et le salaire de référence) et de l’autre le paramètre légal par lequel le niveau de pension est piloté (le taux d’annuité), par opposition à la présentation actuelle du calcul qui, à l’inverse, introduit une ambiguïté en faisant intervenir un facteur (le coefficient de proratisation) qui dépend à la fois de la carrière de l’assuré (la durée validée au numérateur) et des paramètres légaux (la durée de référence d’une carrière complète, au dénominateur). Les éventuelles sous- ou sur-indexations ponctuelles des retraites prendraient enfin la forme d’un coefficient correcteur du taux d’annuité qui s’ajouterait à la revalorisation de référence définie par la loi (l’inflation aujourd’hui) – la revalorisation effective étant chaque année égale à la somme du terme correcteur du taux d’annuité et du coefficient de revalorisation de référence. Ces déviations à l’indexation de référence seraient ainsi rendues plus explicites, et il serait aisé de suivre, pour un assuré d’une génération donnée, l’évolution de son taux d’annuité entre sa valeur en début de période de retraite (la « promesse initiale ») et ses valeurs déflatées des éventuels coefficients correcteurs en cours de période.