Alors que 3 millions de personnes pourraient être en perte d’autonomie en 2030, une étude de la Drees parue aujourd’hui estime le nombre de places en établissement qui seraient nécessaires pour répondre à leurs besoins. L’étude pose la question du rôle des EHPAD dans cette prise en charge. Les solutions alternatives impliquent de développer massivement les formes d’hébergement intermédiaire comme les résidences autonomie, de rénover le secteur de l’aide à domicile et de repenser les frontières entre le domicile et l’hôpital.
Sans « virage domiciliaire » très fort, il faudrait construire 1000 EHPAD ou résidences autonomie d’ici 10 ans
La Drees estime qu’il faudrait pouvoir accueillir 108 000 personnes âgées supplémentaires en établissement d’ici 2030, si la proportion de personnes résidant en institution reste inchangée à chaque âge et degré de perte d’autonomie. Cela pourrait se faire soit en mettant l’accent sur les places en EHPAD, soit en développant massivement les résidences autonomie [1].
Un EHPAD propose en moyenne 100 lits. Cela équivaut donc à 1 000 EHPAD supplémentaires à créer d’ici 10 ans, sachant qu’il faut plusieurs années pour construire un établissement. Aujourd’hui, on compte 8 400 établissements d’hébergement pour personnes âgées (hors résidences autonomie), et à peine plus de 100 ont été créés en 4 ans.
Si la priorité est donnée à la création de résidences autonomie, il faudrait réussir à susciter une véritable explosion de l’offre. Celle-ci a stagné jusqu’en 2015, date à laquelle la « loi d’adaptation de la société au vieillissement » a cherché à encourager le développement des résidences autonomie. Depuis, soit en 5 ans, environ 10 500 places ont été créées. Ce rythme de croissance ne sera pas suffisant si l’on compte sur les résidences autonomie pour accueillir les 108 000 personnes âgées qui chercheraient une place en hébergement à l’horizon 2030 dans les projections de la Drees.
Qui sont les personnes concernées, et quelles sont les alternatives à leur accueil en établissement ? Quelles sont les implications de ce choix de politique publique ?
Aujourd’hui, l’EHPAD est le lieu de vie majoritaire pour les personnes très dépendantes
Alors que seulement 4 % des personnes de plus de 60 ans vivent en établissement (majoritairement en EHPAD), cette proportion est de 8 % après 75 ans et 21 % après 85 ans. Elle s’élève à 70% parmi les bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) les plus dépendants, en groupe iso-ressources (GIR) 1 et 2.
Il y a autant de raisons d’entrer en EHPAD qu’il y a d’histoires de vie qui mènent à ce choix. Mais des besoins d’aide complexes et quotidiens entraînés par la perte d’autonomie, la crainte que la personne se mette en danger, ou l’épuisement des aidants de l’entourage, notamment lorsqu’apparaissent des troubles cognitifs, sont à l’heure actuelle les principaux déclencheurs d’un passage en établissement.
Les politiques publiques comme les personnes elles-mêmes affichent une préférence pour le maintien à domicile : 66 % des personnes âgées de 65 ans ou plus indiquent qu’il n’est pas envisageable pour elles de vivre en établissement dans le futur, d’après le Baromètre de la Drees 2019. Mais en pratique, « vieillir à domicile » reste difficile pour les personnes très dépendantes. Seules celles dont l’entourage est très impliqué y parviennent. Parmi les personnes recevant de l’aide humaine à domicile, les personnes très dépendantes (GIR 1-2) reçoivent 32 heures supplémentaires d’aide de leur entourage par semaine, par rapport aux personnes autonomes (GIR 5-6). Or, actuellement, une part non négligeable des personnes âgées n’a pas cette ressource d’aide : 39 % des personnes âgées de 60 ans ou plus n’ont pas (ou plus) de conjoint et 12 % n’ont pas d’enfant en vie.
Quelles solutions si on souhaite maintenir les personnes âgées dépendantes à domicile?
La projection de la Drees, comme tout exercice de projection, n’ est ni une prévision, ni une affirmation normative de ce qu’il faudrait faire. Elle pose donc en creux la question de savoir si on veut effectivement conserver les mêmes logiques de prise en charge et donc augmenter l’offre en établissements, ou au contraire prendre au sérieux la volonté d’un « virage domiciliaire». Il faudrait alors faire le même type d’exercice de projection du besoin, mais cette fois pour l’aide à domicile : si on ne crée pas les 100 000 places en établissement évoquées, qui apportera à ces personnes âgées le soutien dont elles auront besoin?
L’entourage des personnes en perte d’autonomie, une ressource limitée et fragile
Peut-on simplement ne rien faire et laisser aux familles la prise en charge des personnes âgées dépendantes ? Le pari est risqué, car les évolutions démographiques à venir laissent plutôt présager une diminution du nombre d’aidants potentiels disponibles par rapport aux nombre de personnes âgées, les « baby-boomers » ayant par définition eu moins d’enfants que leurs propres parents.
Cette affirmation est à nuancer car plutôt que le nombre d’enfants, ce serait plutôt le fait d’avoir au moins un enfant pour aider qui compte. De plus, les recompositions familiales, avec des personnes plus jeunes ou avec des personnes ayant des enfants, apportent de nouveaux aidants informels potentiels aux personnes âgées.
Quel que soit le nombre d’aidants potentiels, le soutien dont auraient besoin les personnes les plus dépendantes qui sont aujourd’hui en EHPAD si elles restaient à domicile est difficile à assumer pour l’entourage. Il se compte en dizaines d’heures par semaine, avec un coût psychologique important. Les études qualitatives et quantitatives disponibles tendent à montrer que cette aide se fait parfois au détriment de la santé de l’aidant (souvent un conjoint, lui-même âgé) ou de son travail (dans le cas des enfants aidants). Au-delà de la question éthique (peut-on laisser les familles porter seules ce risque ? Et quid des personnes isolées ?), les coûts de ce choix pour la collectivité ne seraient pas nuls.
Un défi pour le secteur de l’aide à domicile
Le nombre de services d’aide à domicile (SAAD) et les heures qu’ils fournissent pour l’assistance aux personnes âgées a peu progressé voire diminué depuis 2012. Pour les 3 millions de personnes âgées en perte d’autonomie prévues en 2030, si l’on se fonde sur le nombre d’heures d’aide professionnelle reçu par les bénéficiaires de l’APA aujourd’hui, il faudrait plus de 1 111 105 000 d’heures d’aide à domicile, soit 691 000 personnes travaillant à temps plein (contre 117 000 équivalents temps pleins aujourd’hui [2]). A titre de comparaison, 700 000 personnes, c’est à peu près le nombre total d’enseignants du premier et du second degré publics en France.
Or, selon l’enquête du Credoc sur les besoins de main d’œuvre, le secteur de l’aide à domicile souffre de fortes difficultés de recrutement avec 1 poste sur 5 non pourvu en 2018. Pour réussir le développement de l’aide à domicile, il faudrait en faire un acteur visible et reconnu du soin aux personnes âgées, en incluant ces métiers dans les consultations relatives au secteur du soin [3].
L’attractivité des métiers de l’aide à domicile et l’organisation économique globale du secteur sont ainsi au cœur du sujet du maintien à domicile : salaires, qualifications, conditions de travail (isolé ou en équipe), viabilité économique des structures… De nouveaux modes d’organisation et de rémunération plus collectifs, fondés sur une autonomie accrue des intervenantes, sont actuellement testés pour réinventer ce secteur atomisé et peu attractif, et revaloriser ses métiers – à l’image du modèle « Buurtzorg » qui a connu un grand succès aux Pays-Bas pour les soins infirmiers. Cela constitue une piste intéressante, citée parmi d’autres dans les recommandations du Rapport El Khomri sur l’attractivité des métiers du grand âge. Le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) s’est récemment saisi de la question des métiers du lien exercés à domicile auprès des personnes vulnérables. La « valeur de ces métiers, le contenu du travail effectué, sa technicité et les responsabilités assumées pour parvenir à une juste reconnaissance » seront discutés en séance plénière le 9 décembre.
Développer l’offre de soin pour éviter un report vers l’hôpital
L’EHPAD est un lieu de vie médicalisé, qui accueille des personnes très majoritairement en mauvaise santé. Si on veut garder ces personnes à domicile, ce n’est pas seulement de SAAD dont on aura besoin, mais aussi d’une présence régulière d’infirmières et de personnel paramédical, car ces personnes âgées présentent souvent des pathologies demandant un traitement au long cours.
Pour la prise en charge des pathologies les plus lourdes, il faudra également renforcer les dispositifs d’hospitalisation à domicile (HAD). Pour les personnes dépendantes à l’état de santé très dégradé, la frontière entre l’aide à domicile et le soin à domicile s’efface, tant les deux sont nécessaires si on veut éviter que le maintien à domicile ne se transforme in fine en recours accru à l’hôpital.
Enfin, n’oublions pas que le décès des trois quarts des résidents d’EHPAD a lieu au sein même de l’établissement, et que la grande majorité des EHPAD a mis en place des procédures liées à la pratique des soins palliatifs ou à l’accompagnement de la fin de vie. Maintenir à domicile des personnes très dépendantes impliquera aussi de développer l’accompagnement de la fin de vie à domicile, si l’on veut éviter un transfert systématique à l’hôpital au moment où commence la « fin de vie ».
Les solutions pour répondre aux besoins et préférences futurs des personnes âgées sont donc multiples. A moins qu’on veuille courir le risque d’un épuisement des aidants de l’entourage ou de situations catastrophiques d’abandon à domicile, il apparaît essentiel de choisir une orientation dès à présent et d’entamer son développement – en établissements, en résidences autonomie, ou à domicile avec à la fois un secteur de l’aide à domicile renforcé et professionnalisé, et une offre d’hospitalisation à domicile plus développée. Du point de vue des politiques publiques, la question du coût relatif des différentes options, encore mal connu, doit faire partie de l’équation.
Notes :
[1] Les établissements d’hébergement pour personnes âgées sont des établissements médico-sociaux dans lesquels résident de façon permanente des personnes âgées en situation de perte d’autonomie. Cette dénomination inclut les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), les établissements d’hébergement pour personnes âgées non EHPAD et les unités de soins de longue durée (USLD). Les résidences autonomie, anciennement nommées logements-foyers, s’adressent à des personnes âgées moins dépendantes. On compte 2 291 résidences autonomie en France (hors Mayotte) qui proposent au total 119 830 places d’hébergement.
[2] Ce chiffrage n’inclut pas les aides non déclarées comme de l’assistance aux personnes âgées ni l’emploi direct par des particuliers.
[3] Les métiers de l’aide à domicile n’ont pas bénéficié de la prime Covid-19 de l’Etat, ni des revalorisations salariales qu’ont reçues les personnels des hôpitaux et des maisons de retraite. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/19/aides-a-domicile-les-oubliees-du-segur-de-la-sante_6056579_3224.html
Bibliographie
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Bonjour,
Bravo et merci .La vertu paradoxale des crise est de mettre au grand jour des vices plus moins cachés.
En 1991, un gériatre fondateur des premières résidences autonomie à effectifs réduits dans 13me arrondissement (le Dr Gillet) nous expliquait: » dans une maison de retraite (EPHAD aujourd’hui) si l’on me demande de ne faire à la chaine « que » la toilette des pensionnaires, sans participer aux « bons moments » de leurs journée, à la fin la matinée je hais mon emploi, je hais la société et je fini par les haïr. Il ne faut pas « industrialiser » (chercher des économies d’échelle) la prise en charge des personnes dépendantes. Voie sans issue. Comme le « soin médical’, c’est toujours de l’artisanat personnalisé associant « care » et « cure ». D’autant que les « enfants » des nouveaux très vieux à prendre en charge auront souvent eux-mêmes 80 ans. Un vrai défi.
Signé : un directeur de caisse de retraite émérite.
Ce texte d’une grande clarté fait vraiment le tour du problème ,souligne
les insuffisances du système et montre que le vieillissement de la population ne pourra qu’aggraver la situation . Mais tout est vu du point de vue de la société qui doit prévoir des solutions et du point de vue des soignants . Je comprends très bien que ce texte écrit par des économistes répond parfaitement à la question posée . Pourtant
Il me semble que les « vieux » sont déshumanisés et considérés comme l’objet de l’action des autres . Il n’y a pas que la solution des EHPAD ou le soin au domicile . Les béguinages ou les Maisons des babayagas offrent d’autres voies ,les personnes âgées se prenant en charge dans des logis collectifs , écologiques , autogérés, solidaires et ouverts sur la société dans laquelle elles jouent toujours un rôle . Je me pose aussi des questions sur la durée de vie quand la vie n’en vaut plus la peine et c’est pourquoi je milite pour la légalisation du suicide assisté pour ceux qui le choisissent et qui voudraient éviter d’aller demander en Suisse l’aide de Dignitas .