Les jours de carence : moyen efficace de limiter les arrêts maladie ou vecteur de propagation des épidémies ?

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26 octobre 2020Topics Emploi, Santé et bien-être

Cet article est associé à une Tribune, publiée le 28 octobre sur le site du journal Le Monde et consultable en accès libre sur ce lien.

L’adoption de nouvelles mesures pour limiter la propagation de la pandémie de Covid-19 nous invite à examiner, à la lumière de ces mesures, les choix qui ont été réalisés quant à la couverture des arrêts maladie.

L’assurance maladie verse en effet un revenu de remplacement aux salariés pour leur permettre de ne pas subir une perte intégrale de salaire quand ils sont malades. Ce remboursement intervient sur la base d’un arrêt de travail signé par un médecin. Cependant, il n’est versé qu’à partir du second jour d’arrêt dans le secteur public (depuis 2018) et à partir du quatrième jour dans le secteur privé. Dans le secteur privé, seul un tiers des salariés n’est effectivement pas payé durant les trois premiers jours d’arrêt, les deux tiers restants bénéficiant d’une couverture par leur entreprise (Pollak, 2017).

Le « délai de carence » désigne ces jours qui ne sont pas couverts, et induisent une perte de salaire pour le salarié en arrêt maladie. Il vise à limiter des comportements abusifs d’absentéisme de la part de salariés qui, en mentant à leur médecin sur leurs symptômes, ou en allant voir un médecin complaisant, obtiendraient des arrêts maladies sans être véritablement malades. Cependant, tout en luttant contre l’absentéisme, le délai de carence peut à l’inverse induire du présentéisme, à savoir le fait de venir travailler en étant malade pour éviter une perte de revenus, au risque de mal travailler, de ne pas guérir ou même de contaminer ses collègues.

L’utilité du délai de carence dépend de l’importance relative de ces deux effets, absentéisme et présentéisme. On peut penser qu’elle n’est pas la même en période de grande pandémie puisque les conséquences du présentéisme peuvent être plus graves. Le gouvernement a ainsi supprimé totalement les délais de carence dans le public et le privé pendant la période d’état d’urgence sanitaire du printemps 2020. Les délais de carence ont cependant été réinstaurés en juillet et sont toujours en vigueur à l’heure où nous écrivons. Pour tenter d’éclairer les décisions publiques en temps de pandémie, ce post revient sur ce que l’on sait de l’effet des délais de carence.

Délai de carence et arrêts maladie

Commençons par examiner les liens entre délai de carence et prise d’arrêts maladie. Pour ce faire, on dispose de trois études pour la France. Elles utilisent des méthodes différentes, sur des populations différentes, mais trouvent des effets similaires, ce qui est suffisamment rare pour être souligné.

Chaque étude prise isolément ne permet pas de conclure de façon certaine sur l’impact du délai de carence, mais le fait qu’elles identifient les mêmes effets permet d’avoir un faisceau de présomption. L’introduction d’un délai de carence n’augmente pas le nombre total de jours d’arrêts maladie pris dans l’année, mais il affecte la distribution des arrêts. Avec un délai de carence, les salariés prennent moins d’arrêts courts et plus d’arrêts longs.

Dans l’article de Davezies et Toulemon (2015), on s’intéresse au cas de l’Alsace Moselle, où l’employeur est obligé de couvrir le délai de carence. On suit des salariés qui déménagent entre l’Alsace Moselle et le reste de la France, et on voit s’ils changent leur comportement en termes de prise de congés. On utilise les personnes qui déménagent entre d’autres régions comme groupe de contrôle. Seuls les arrêts de plus de trois jours, qui remontent à l’assurance maladie, sont considérés. Les résultats montrent une augmentation du nombre d’épisodes d’arrêt maladie par an, mais pas d’effet sur le nombre total de jours de congé maladie pris dans l’année. Cela indique que les salariés d’Alsace Moselle prennent des arrêts en moyenne plus courts. On a ici une stratégie d’identification crédible, mais un focus sur une population donnée, les personnes qui déménagent, en moyenne plus jeunes et mobiles que la population générale.

L’article de Pollak (2017) compare aussi deux groupes de salariés du privé, ceux qui bénéficient d’une couverture du délai de carence par leur employeur, et ceux qui ne bénéficient pas de cette couverture et ont donc leurs trois premiers jours d’arrêt non indemnisés. L’échantillon de salariés contient uniquement les salariés qui ont plus de cinq ans d’ancienneté. L’article utilise des données d’enquête, qui permettent de prendre en partie en compte les différences de condition de travail et d’état de santé entre les deux groupes de salariés. Il montre qu’à conditions de travail et état de santé comparables, les salariés du privé dont les jours de carence ne sont pas pris en charge par l’employeur, n’ont pas une probabilité inférieure de prendre au moins un jour d’arrêt maladie dans l’année. Cependant, ils prennent des arrêts plus courts : parmi les salariés qui prennent au moins un jour d’arrêt dans l’année, les arrêts sont en moyenne plus longs de trois jours en l’absence de prise en charge du délai de carence.

Source : Pollak, 2015

L’article de Cazenave-Lacroutz et Godzinski (2017) utilise une autre population et une autre méthode. Il s’intéresse à l’instauration en 2012 d’un jour de délai de carence dans la fonction publique puis son retrait en 2014. Les auteurs étudient les effets sur les fonctionnaires de la fonction publique d’État, en utilisant les salariés du secteur privé, qui n’ont pas connu de modification du nombre de jours de carence, comme groupe de contrôle. Ils exploitent la  méthode des  « différence-de-différences », qui utilise l’évolution de l’absentéisme dans le secteur privé pour imaginer l’évolution qui aurait eu lieu dans le secteur public en l’absence d’instauration du délai de carence. Les auteurs observent une diminution des absences de moins d’une semaine et une augmentation des absences de plus d’une semaine du fait de l’introduction du délai de carence.

Source : Cazenave-Lacroutz et Godzinski, 2017

Au total, les trois articles décrivent le même phénomène : le délai de carence influence la distribution des arrêts, diminue le recours aux arrêts courts et augmente le nombre d’arrêts de longue durée. Cela peut suggérer que les salariés qui ont un délai de carence optimisent leur prise d’arrêts, en renonçant aux arrêts courts non remboursés et en « rentabilisant » le délai de carence lorsqu’ils prennent un arrêt. Il est aussi possible que l’évitement des arrêts courts influe sur l’état de santé des salariés, dont les pathologies s’aggravent et se transmettent à d’autres qui à leur tour feront peut-être le choix de continuer de travailler pour éviter une perte de revenus. Le fait que le nombre total de jours est inchangé voire supérieur avec un délai de carence va plutôt dans le sens de la seconde hypothèse.

Présentéisme et propagation des épidémies

La diminution des arrêts courts en présence d’un délai de carence suggère que celui-ci peut inciter les salariés à venir travailler malades. Ce présentéisme est révélé plus directement par les enquêtes de santé publique. Ainsi trois articles montrent que les salariés les moins bien couverts déclarent davantage aller travailler lors de symptômes grippaux, aux Etats-Unis (Piper et al., 2017 et Ahmed et al., 2020), et en Scandinavie (Johansen, 2014).

Si le lien entre générosité de la couverture maladie et présentéisme semble démontré, il reste à mieux comprendre les conséquences de ce dernier. La littérature confirme d’abord ce qui semble une évidence : on est moins productif lorsqu’on travaille malade. Une étude portant sur des pharmaciens au Royaume-Uni a par exemple montré qu’ils avaient davantage de chances de délivrer des médicaments inadaptés lorsqu’ils étaient eux-mêmes malades (Niven et Ciborowska, 2015).

Au sein de l’abondante littérature décrivant dans le détail les effets délétères du présentéisme, une étude a pu notamment démontrer un lien direct entre générosité de la couverture des arrêts maladie et propagation des épidémies. En exploitant des données journalières des recherches Google sur la grippe, Pichler et Ziebarth (2017) montrent que lorsque des salariés américains obtiennent des taux de remboursement plus élevés de leurs arrêts maladie du fait de politiques régionales, le taux d’incidence de la grippe au sein de la population concernée décroît significativement. Ces résultats inédits confirment bien que les jours de carence induisent du présentéisme qui facilite la propagation des épidémies, soit directement au travail, soit dans les transports pour s’y rendre (Adda, 2016).

S’il n’y a pas encore de preuve directe concernant les jours de carence et la propagation de la covid-19, on peut penser que des logiques similaires sont à l’œuvre. D’abord, les temps de contagiosité après l’apparition des premiers symptômes (lorsqu’il y en a) sont relativement similaires. Ensuite, on sait que les contaminations au travail dans le cadre de l’épidémie actuelle ne sont pas négligeables (e.g. Fadinger, H., Schymik, J., 2020). Le masque limite certes fortement les risques, mais il ne les supprime pas complètement, d’autant plus qu’il est enlevé lors des pauses déjeuner ou cigarette.

Chiffrage de la suppression généralisée du délai de carence

A partir de diverses sources, nous avons tenté de chiffrer le coût que pourrait avoir une telle mesure. Dans le secteur public, on peut se baser sur les évaluations des gains et coûts budgétaires liés à l’introduction du jour de carence en 2012, à sa suppression en 2014, et à sa réinstauration en 2018. La suppression du jour de carence en 2014 a coûté environ 164 millions d’euros (Rapport de la Commission des Finances, 2018). L’estimation des économies réalisées en 2018 est de 270 millions d’euros. Ce chiffre est probablement surévalué, comme indiqué en Commission par Valérie Petit (commission d’évaluation des politiques publiques n° 7 du 28 mai 2019), qui souligne que le chiffre serait plus probablement proche de celui de 2012, donc 164 millions d’euros par an.

L’estimation pour le secteur privé est plus complexe. On peut tenter d’extrapoler l’estimation du secteur public en observant qu’il y a environ trois fois plus de personnes travaillant dans le privé que dans le public, mais que deux tiers des salariés du privé sont déjà entièrement couverts par leur employeur en cas d’arrêt maladie. Le nombre de personnes à couvrir serait donc sensiblement équivalent, la différence principale résidant alors dans le nombre de jours de carence à couvrir : jusqu’à trois dans le secteur privé (pour les arrêts de trois jours ou plus) et un seul dans le public. On peut donc considérer que le coût pour l’État à prendre en charge les jours de carence dans le privé lorsqu’ils ne sont pas déjà couverts par l’employeur ne devrait pas excéder le triple du coût dans le public (250 millions d’euros pour l’estimation haute), soit environ 750 millions d’euros par an au maximum.

Une autre méthode consiste à partir de l’estimation disponible du gain lié à l’instauration d’un quatrième jour de carence dans le secteur privé (200 millions d’euros, Le Monde, 2011). Ce quatrième jour ne concernerait bien sûr que les arrêts de plus de trois jours. Sachant qu’il y a trois fois moins d’arrêts de moins de trois jours, que d’arrêts de plus de trois jours, et que ceux-ci durent en moyenne 2,5 jours (source Pollak, 2015), on peut estimer à environ 765 millions d’euros le coût de la suppression du délai de carence de trois jours dans le privé à structure des arrêts globalement inchangée (200*3+(200/3)*2,5). Cette seconde estimation pour le privé est concordante avec la première.

Au total, la prise en charge par l’Etat du délai de carence pour tous devrait donc coûter un peu moins d’un milliard d‘euros par an en année pleine.

Conclusion

Les jours de carence limitent la prise d’arrêts maladie de courte durée. Cela suggère que le délai de carence engendre du présentéisme et contribue à la propagation de l’épidémie. Au regard des travaux exposés ci-dessus, il semble que les risques d’abus et d’explosion du nombre de jours d’arrêts en cas de suppression des délais de carence demeurent limités, et le coût raisonnable au regard de celui des mesures prises pour soutenir les entreprises.

Bibliographie

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Ahmed, F., Kim, S., Nowalk, M., King, J. P., VanWormer, J. J., Gaglani, M….Uzicanin, A. (2020). Paid Leave and Access to Telework as Work Attendance Determinants during Acute Respiratory Illness, United States, 2017–2018. Emerging Infectious Diseases, 26(1), 26-33. https://dx.doi.org/10.3201/eid2601.190743.

Cazenave-Lacroutz, A., & Godzinski, A. (2017). Le jour de carence dans la fonction publique de l’État: moins d’absences courtes, plus d’absences longues. Insee Analyses.

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