Le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) permet-il à lui seul de prédire son rendement ?
L’art de prédire les recettes d’une réforme de la fiscalité des entreprises peut paraître difficile tant les épisodes de prévisions manquées en la matière sont nombreux. Pourtant, si la quantité de bénéfices à laquelle le taux d’IS s’applique reste inchangée lorsque ce taux est modifié, alors il suffit, pour connaître les recettes à attendre d’une telle réforme, de multiplier la quantité de bénéfices imposables observée avant l’entrée en vigueur de la réforme par le différentiel de taux entre l’avant- et l’après-réforme. Dans le jargon des économistes, on dit alors que l’élasticité des bénéfices avant imposition à ce qui reste après imposition est nulle.
En réalité, les sociétés déclarent souvent plus de bénéfices lorsque le taux d’IS baisse, et l’élasticité en question est alors positive. Un simple calcul de coin de table montre même que si, pour un taux d’imposition actuel de t%, cette élasticité dépasse (1-t)/t («pour une hausse de 1% du net d’impôt des entreprises 1-t, le bénéfice avant impôt augmente de plus de (1-t)/t%»), alors une légère baisse du taux d’IS n’amoindrit pas le rendement de l’IS. On est alors du mauvais côté de la «courbe de Laffer», où trop d’impôt tue l’impôt. Difficile donc de prédire les recettes d’IS sans connaître cette élasticité, qui est le Graal des spécialistes du sujet. Conscients de la difficulté, les prévisionnistes font l’hypothèse d’une élasticité nulle, qui semble raisonnable pour une analyse budgétaire de court-terme, notamment parce que les sociétés ont alors déjà réalisé sans le savoir des bénéfices qui subiront la nouvelle mesure fiscale. Mais cela ne veut pas dire que c’est correct à plus long-terme…
Et d’ailleurs, en France les recettes de l’IS ont presque doublé depuis que son taux est passé de 33,3% en 2016 à 25% en 2022; n’est-ce pas bien le signe que les bénéfices réagissent très fortement à leur taux d’imposition ?
En effet, entre 2016 et 2023, l’indicateur des recettes nettes d’impôt sur les sociétés est passé de 30 Mds d’euros à 57 Mds d’euros. Mais c’est un chiffre en comptabilité de caisse qui ne fait que faire la somme des paiements d’IS faits au Trésor Public puis soustraire les restitutions d’IS de la même année. Or, ces recettes d’IS en année N peuvent facilement différer de l’IS dû au titre de l’année N :
- L’IS n’est pas un impôt à la source. Hormis pour les très grandes entreprises, les déclarations de résultat au titre de l’année N sont déposées au plus tôt quatre mois après la fin de l’année N. L’impôt payé en N+1 est donc largement déterminé par les bénéfices réalisés l’année antérieure.
- Les crédits d’impôt sont déduits des recettes nettes d’IS. En additionnant les effets des mesures nouvelles d’impôt sur les sociétés égrenées chaque année dans les analyses d’exécution budgétaire de la Cour des comptes, on trouve que la suppression du CICE stricto sensu, soit sans considérer simultanément la baisse de cotisations sociales à laquelle elle est associée, a généré 21 milliards (en euros constants 2022) de hausse des recettes nettes d’IS par an entre 2016 et 2023 par rapport à ce qui aurait eu lieu en laissant le CICE intact.
Or, pour établir la réalité d’un éventuel “effet Laffer” sur l’IS en France entre 2016 et 2022, il vaut mieux se pencher sur l’impôt dû par les sociétés au titre de l’année N car il reflète directement les bénéfices qu’ont déclarés des entreprises prenant pleinement en compte la législation applicable en matière d’IS pour l’année N.
L’évolution de l’IS dû par les entreprises a-t-elle donc été aussi favorable ces dernières années que le laisse penser l’évolution des recettes de cet impôt ?
La Direction générale des finances publiques (DGFiP) fournit des statistiques agrégées issues des déclarations de bénéfice fiscal, qui permettent de répondre: la somme d’IS dû est passée de 52 à 68 milliards d’euros entre 2016 et 2022. C’est moins que suggéré par le chiffre des recettes nettes mais cela reste une belle hausse, et toute la question est de savoir ce qu’il se serait passé si les taux n’avaient pas changé. En effet, au moins trois facteurs peuvent avoir généré de façon concomitante une hausse des profits et donc de l’IS dû :
- La baisse des cotisations sociales obtenue en échange de la fin du CICE (2019–2021). La Cour des comptes estime l’effet sur l’IS dû à 6 Mds (en euros constants 2022) par an.
- La réduction des impôts de production (2021–2023): +3 Mds (en euros constants 2022) d’IS par an, toujours selon la Cour des comptes.
- L’inflation entre 2016 et 2022: +13,7% sur l’ensemble de la période, si bien que les 52 milliards d’euros courants d’IS dû au titre de 2016 correspondent à 59 milliards en euros constants 2022.
La seule combinaison de ces facteurs permet déjà d’expliquer l’ensemble de la hausse observée de l’IS dû par les entreprises entre 2016 et 2022. Surtout, sur une période aussi longue et mouvementée, d’autres facteurs encore, moins directement mesurables, ont pu affecter les profits, qui sont particulièrement volatiles et sensibles à la conjoncture. On touche ici aux limites de l’exercice qui consiste à suivre des indicateurs agrégés pour juger des résultats d’une réforme fiscale. C’est un pas essentiel dans toute évaluation, car il s’agit de données publiques que tout un chacun peut rapidement s’approprier et répliquer, jusques et y compris nos dirigeants, parlementaires et ministres. Mais cette approche achoppe sur la faiblesse de simples données agrégées lorsqu’il s’agit de représenter une évolution «contrefactuelle», c’est-à-dire ce qu’il serait advenu des bénéfices des entreprises en l’absence de réforme.
Justement ! En France des évaluations robustes ont montré que les dividendes réagissent très fortement à leur imposition, ça veut bien dire que baisser les impôts sur le capital (dont l’IS fait partie) s’auto-finance, y compris à brève échéance, non ?
Il est vrai qu’après l’introduction en 2018 du prélèvement forfaitaire unique (PFU), qui a amplement abaissé le taux d’imposition des dividendes, des évaluations ex post réalisées dans les règles de l’art par des membres de l’IPP et par une autre équipe d’universitaires ont montré que les dividendes perçus par les ménages ont vite augmenté, tant et si bien que malgré la baisse du taux, les recettes de l’imposition des dividendes n’ont pas diminué, loin de là. Pour autant, on doit se garder d’en tirer des parallèles trop rapides avec les conséquences d’une diminution du taux d’IS. En particulier, il est bien possible, et même probable, que les profits, qui sont la base taxable de l’IS, soient moins “élastiques” que les dividendes, autrement dit qu’ils réagissent moins fortement à leur taux d’imposition. En effet, une entreprise peut distribuer plus de dividendes soit parce qu’elle génère plus de bénéfices, soit parce qu’elle décide de libérer une part plus importante de la trésorerie pour ses actionnaires. Si les dividendes réagissent si rapidement, c’est parce que la seconde alternative est particulièrement simple à mettre en œuvre, si bien que les entreprises en place n’ont pas besoin de développer leur activité pour tirer parti du PFU. Or cette marge de réaction si rapide et indolore n’est pas à disposition de la société lorsqu’il s’agit de réagir à une réforme de l’imposition directe des bénéfices.
L’exemple du PFU suggère plus généralement de se méfier des réactions très vives aux réformes fiscales. Ici, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme : les plus-values futures sont devenues les dividendes d’aujourd’hui, et les recettes plus élevées de PFU ont donc pour contrepartie des recettes moins élevées d’impôt sur les plus-values à venir. Ainsi, alors que l’on sait bien maintenant que l’instauration du PFU n’a pas fait diminuer les prélèvements fiscaux perçus sur les dividendes, il reste possible que cette réforme ait eu un impact négatif à long-terme sur les recettes fiscales prises dans leur ensemble. De même, quand bien même on aurait montré de façon convaincante que les bénéfices augmentent vite après une baisse de taux d’IS, il resterait à démontrer d’où ces profits viennent et vérifier qu’ils n’assèchent pas d’autres bases fiscales présentes ou futures.
Donc on ne sait vraiment rien sur l’effet des baisses du taux d’IS ?
Les économistes savent encore mal estimer la réactivité des profits à l’impôt. L’obstacle à une meilleure connaissance sur ce sujet est triple. D’abord, les profits varient bien plus que les dividendes et il faut donc soit prendre une vue de long-terme pour lisser la volatilité, soit étudier un précurseur des profits, l’investissement. Ensuite, le taux de l’IS varie brusquement en fonction de la conjoncture et nationalement, laissant peu de place à l’expérimentation. On ne saurait ainsi se satisfaire d’analyses d’impôts sur les sociétés « locaux » (par exemple, ceux des États américains), qui trouvent des réponses fortes des entreprises précisément quand il est particulièrement facile de déplacer le capital pour éviter son imposition. Enfin, l’élasticité dépend fortement de la bonne organisation des services fiscaux, qui doivent savoir scruter les comptes des entreprises: moins les institutions de collecte de l’impôt sont fortes, plus l’élasticité est élevée. L’expérience la plus proche du cas français et pour laquelle des estimations suivant les meilleurs standards de l’économie empirique ont été réalisées semble en définitive être celle de la baisse de l’IS fédéral américain votée en 2017, qui suggère une élasticité de 0,5.
Si ce chiffre de 0,5 s’appliquait à la France, alors passer d’un taux de 25% à 33,5%, sur un ensemble d’entreprises qui déclareraient aujourd’hui 94 Mds d’euros de bénéfices taxables, augmenterait beaucoup les recettes d’IS mais moins qu’une réactivité nulle le laisserait prévoir : au lieu de 8 Mds d’euros de recettes gagnées, ce serait plutôt 6,2 Mds, soit un rendement inférieur de 23%1. Si on estime que la réactivité de ces entreprises face à l’IS en France est plus proche du cas des États américains que de l’État fédéral, alors l’élasticité serait deux fois plus importante mais le gain en recettes serait tout de même de 4,4 Mds, soit encore 55% du montant prévu sans réaction des contribuables. Et pour qu’une telle mesure ne rapporte rien à l’État, il faudrait que l’élasticité des profits dépasse 2,4, un niveau encore plus élevé que celui enregistré pour les dividendes. En somme, les éléments en notre disposition ne permettent certes pas de savoir précisément à quel point une hausse de taux d’IS rapporterait, mais ils rendent très improbable l’éventualité qu’elle ne rapporterait rien de significatif aux finances publiques à moyen terme.
Références académiques
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Presse
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Figaro (Le), 31 janvier 2023, “Gabriel Attal : « Les recettes de l’impôt sur les sociétés ont atteint un record en 2022 »”, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/gabriel-attal-les-recettes-de-l-impot-sur-les-societes-ont-atteint-un-record-en-2022-20230131
France 2, 4 octobre 2024, “Dette: les riches sont-ils la solution?”, https://x.com/Ccesoir/status/1842097325000556689
France Inter, 16 septembre 2023, “Sylvain Maillard : « Plus vous baissez les impôts, plus ça rapporte d’argent au budget de l’État »” , https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20/l-invite-de-8h20-du-we-du-samedi-16-septembre-2023-6578243
Sources statistiques
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Direction Générale des Finances Publiques, 2024, Impôt sur les sociétés (IS) : nombre d’entreprises, montants du chiffre d’affaires, du bénéfice taxable, de l’IS brut et de l’IS net des entreprises redevables par taille d’entreprise, https://www.impots.gouv.fr/node/25481
Insee, 2016-2022, Indice des prix à la consommation harmonisé annuel, https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/001762489
- Pour un passage du taux tpre au taux tpost, un niveau de bénéfice agrégé avant réforme Bpre et une élasticité constante e, le gain budgétaire est égal à Bpre×[tpost×((1-tpost)/(1-tpre))e – tpre]. ↩︎