Des inégalités pertinentes

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9 mars 2020Topics Emploi, Entreprises

Depuis le 1er mars 2020, toutes les entreprises privées françaises de plus de 50 salariés doivent calculer et publier un index d’égalité professionnelle (voir la note IPP n°52 publiée sur le sujet). L’indicateur auquel le calcul accorde le plus de poids est l’écart salarial conditionnel, qui concerne 40 des 100 points totaux de l’index. Les modalités de calcul de cet indicateur étant cruciales, il s’agit de bien comprendre ce dont il retourne. Certains aspects méthodologiques posent en effet question.

Principe général

Dans le calcul des écarts salariaux entre femmes et hommes, on cherche généralement à calculer les écarts salariaux résiduels, c’est-à-dire une fois corrigés les effets liés au fait que les femmes et les hommes n’ont pas les mêmes caractéristiques et n’occupent pas les mêmes emplois. On se ramène à la partie des inégalités salariales qui ne peuvent pas s’expliquer par des effets de composition, comme par exemple le fait que les hommes sont relativement plus nombreux en haut de la hiérarchie au sein d’une entreprise.

D’où vient cette distinction ? Elle s’inscrit plus généralement dans une réflexion sur l’égalité salariale. Dans le cas des femmes et des hommes, le principe qui prévaut est « à travail de valeur égale, salaire égal » (pour une mise en perspective plus complète, voir par exemple la synthèse du Défenseur des Droits). L’indicateur, a priori, ne s’intéresse donc aux inégalités entre les personnes qu’une fois pris en compte les facteurs qui font du travail d’une femme et d’un homme qu’ils auront une “valeur égale”.

Au passage, ces effets de composition, ignorés ici, expliquent la plus grande partie des différences brutes de salaires horaires entre femmes et hommes. Ainsi, en 2016, le salaire horaire moyen des femmes, toutes situations confondues, était 19 % moins élevé que celui des hommes. En calculant les écarts salariaux nets des effets de l’âge et de la catégorie socio-professionnelle au niveau des entreprises, la médiane des entreprises était de 5,8 %, c’est à dire que 50 % des entreprises témoignaient d’écarts salariaux supérieurs à 5,8 %, et 50 % d’écarts inférieurs, une fois pris en compte quatre catégories de CSP et quatre catégories d’âge.

Comment procède l’indicateur d’écart salarial du décret ?

L’index procède par grandes étapes, toutes intéressantes du point de vue méthodologique, auxquelles ce billet va s’intéresser les unes après les autres :

  1.  la constitution de groupes d’individus comparables au sein de l’entreprise
  2. la sélection des groupes pertinents pour le calcul des écarts salariaux
  3. le calcul, au sein des groupes, des écarts salariaux
  4. la “correction” des écarts salariaux au sein des groupes 
  5. l’agrégation entre les groupes pour avoir une valeur au niveau de l’entreprise

La constitution des groupes

Les groupes suggérés par le décret consistent à croiser deux catégorisations des individus : leur catégorie socio-professionnelle, et leur âge. L’âge est mesuré par quatre grandes catégories (moins de 30 ans, 30 à 39, 40 à 49 ans et plus de 50 ans). Les catégories socio-professionnelles proposées sont assez vastes. C’est donc implicitement sur la base de ces groupes que le décret considère que des écarts salariaux sont justifiés.

Le décret autorise également les employeurs à proposer leurs propres catégorisations des postes dans leur entreprise, ce qui a deux conséquences négatives. D’une part, cela menace la comparabilité des entreprises les unes avec les autres. D’autre part, cela laisse la porte ouverte à une possible “optimisation” de l’indicateur par une entreprise, qui pourra chercher la catégorisation qui lui fait perdre le moins de points.

L’exclusion des groupes

Une fois les groupes définis, le décret indique qu’il faut exclure du calcul tous les groupes ne contenant pas au moins trois femmes et trois hommes.

Disons-le d’emblée : théoriquement, l’exclusion de ces groupes n’a rien d’évident. Un argument pourrait consister à dire : « On ne veut pas que des groupes très déséquilibrés viennent influencer la valeur de l’index ». Mais de deux choses l’une : ou bien les groupes considérés sont effectivement petits par rapport à l’effectif total de l’entreprise (par exemple, un groupe de 2 femmes et 2 hommes dans une entreprise de 100 salariés), auquel cas leur pondération dans l’indicateur au niveau de l’entreprise sera très faible, et il est peu probable qu’il influence grandement la valeur que l’indicateur prendra.

Ou bien, le groupe en question est en réalité assez important et son exclusion vient d’un grand déséquilibre de genre (par exemple, deux femmes et 98 hommes dans une entreprise de 250 salariés), auquel cas on peut s’interroger sur la pertinence de son exclusion. Certes, c’est un groupe très déséquilibré, mais, comme il est de grande taille, il reflète également le déséquilibre global de la structure de l’emploi dans l’entreprise. Faudrait-il tout bonnement l’exclure du calcul ?

Le calcul au sein des groupes des écarts salariaux

Le décret, après avoir construit et choisi les groupes, procède au calcul des écarts salariaux au sein de chaque groupe. Il s’agit de prendre la rémunération annuelle de chaque salarié en équivalent temps plein puis de faire la moyenne des rémunérations des femmes et des hommes séparément. Ici, on peut noter plusieurs éléments. D’abord le concept de rémunération retenu par le décret exclut de nombreux éléments de rémunération, et notamment les heures supplémentaires. Or, ces éléments de rémunérations peuvent être l’occasion d’un creusement des inégalités, si par exemple les femmes effectuent systématiquement moins d’heures supplémentaires.

De plus, le calcul du salaire moyen donne la même importance à  tous les salariés, sans rapport avec le nombre d’heures effectuées. Le décret semble répondre en partie à cette préoccupation en ne prenant en compte que les salariés présents pendant six mois au moins dans l’entreprise, ce qui permet de ne pas faire la moyenne des salaires entre des individus occupant des emplois trop différents. C’est pourtant exclure une partie importante des postes. Par ailleurs, une salariée employée six  mois dans l’entreprise contribuera autant à l’index qu’une salariée employée toute l’année.

Une autre manière de procéder serait d’utiliser la moyenne pondérée des rémunérations horaires (ou en rémunération ETP, ce qui revient au même), en pondérant par le volume d’heures travaillées par chaque salarié. On ferait ainsi, au sein de chaque groupe, la somme des rémunérations des femmes, rapportées à la somme des heures travaillées par les femmes (plutôt que de le faire au niveau de chaque salariée du groupe, puis de prendre la moyenne non-pondérée sur toutes les salariées du groupe). Cela permettrait de prendre en compte le salaire de tous les salariés, en pondérant avec la durée passée dans l’entreprise.

La correction des écarts au sein des groupes

Vient ensuite l’un des moments les plus surprenants du calcul de l’index : le retrait de cinq points de pourcentage aux écarts salariaux positifs, c’est-à-dire en défaveur des femmes (et l’ajout de cinq points aux écarts négatifs, c’est-à-dire en faveur des femmes). Concrètement, si l’écart de rémunération moyenne entre femmes et hommes au sein des ouvriers de 40 à 49 ans dans une entreprise est de 10 %, on doit le ramener à 5 %. S’il est de 3 %, on le ramène à 0 % ; s’il est de -2 %, on le rehausse à 0 % ; s’il est de -7 %, on le rehausse à -2 %.

La correction des écarts salariaux selon le calcul du décret

Ce seuil est introduit, dans le tableau annexe de description du calcul dans le décret, comme étant une mesure “d’ajustement » liée à la “pertinence” des écarts. Les angles morts de cette pratique sont nombreux, même si, nous allons le voir, il est possible de distinguer l’intention initiale et d’en proposer des justifications.

Ce seuil supprime l’incitation à réduire les écarts salariaux au-delà de 5 %. Une fois qu’elle a réduit ses écarts salariaux à 5 % dans tous ses groupes de salariés, une entreprise obtient le score maximum possible de 40 points. Etant donné que ce seuil correspond grosso modo à la médiane des écarts au niveau entreprise, une bonne partie des entreprises, dont le niveau est inférieur à 5 %, n’a que peu d’incitation à le réduire davantage. Deuxièmement, ce seuil bénéficie de manière disproportionnée aux entreprises dont les écarts sont plus élevés.

Mais alors, d’où vient cette idée ? Et pourquoi appeler cette correction la pertinence des écarts ? L’explication potentielle la plus probable provient de l’incomplétude de l’échelle de métiers considérés. Si l’objectif de l’index est bien de comparer les femmes et les hommes à expérience et métiers donnés (à travail de valeur donnée, pour faire le lien avec le concept juridique-clef), les catégories choisies peuvent paraître très, voire trop vastes. Par exemple, la catégorie « cadres » regroupent des salariés très différents. Et, si au sein de ces salariés très différents, les femmes occupent des postes systématiquement plus bas que ceux des hommes, alors on verra apparaître un écart salarial « à catégorie donnée », quand bien même celui-ci ne serait que le reflet d’un défaut de la catégorisation utilisée.

Alors, doit-on multiplier les catégories ? Appliquer une grille très fine de métiers ? Corriger plus finement pour de plus nombreuses catégories d’âge ? Le problème avec cette solution conceptuellement séduisante est qu’elle n’est applicable qu’aux grandes entreprises. Dans une entreprise de taille modeste, entre 50 et 100 salariés, multiplier les catégories conduit à exclure une grande partie des salariés du calcul. Pourquoi ? Parce qu’il devient alors de plus en plus courant de se retrouver avec une catégorie où ne figure aucun homme, ou aucune femme (et rappelez vous le passage sur les groupes de 3 hommes et 3 femmes : autant que possible, on souhaite a priori rester aussi représentatif de l’entreprise possible). A titre d’illustration, si on applique le critère d’exclusion du décret (minimum 3 femmes et 3 hommes dans chaque groupe), en utilisant les catégories “par défaut” (quatre catégories de CSP et quatre d’âge), on en vient à exclure 100 % des salariés dans environ un quart des entreprises de 50 à 99 salariés, c’est-à-dire que l’indicateur devient incalculable en utilisant ces paramètres par défaut ! Plus on exclut de femmes et d’hommes du calcul, moins l’indicateur est représentatif de la situation dans l’entreprise. Le seuil de pertinence autorise, de manière implicite, des écarts salariaux à l’intérieur des groupes, sans doute pour rendre compte de leur caractère potentiellement hétéroclite ; et pour garder un mode de calcul applicable. Mais il participe à invisibiliser des inégalités réelles entre femmes et hommes.

Ces arguments, bien que discutables, soutiennent le principe d’une correction du niveau global d’écart salarial observé au sein d’une entreprise. Mais un autre problème dans la manière dont la correction est calculée est qu’elle s’applique à chacun des groupes de métiers au sein d’une entreprise, plutôt que directement à la valeur de l’index agrégé au niveau de l’entreprise. Ceci engendre des distorsions : des entreprises aux mêmes écarts salariaux obtiendront des scores différents à l’indicateur.

Un exemple peut aider à mieux se rendre compte de ce phénomène.  L’entreprise B compte 100 salariés répartis en deux groupes, 75 ouvriers de moins de 30 ans et 25 cadres de plus de 50 ans ; dans les deux groupes, les écarts salariaux sont de 6 % ; l’écart moyen au sein de l’entreprise est donc de 6 %. L’écart salarial agrégé, après correction, est de 1 % (correction de 5 points dans chaque groupe). L’entreprise E compte elle aussi 100 salariés répartis en deux groupes, 75 ouvriers de moins de 30 ans et 25 cadres de plus de 50 ans ; dans le groupe des ouvriers, l’écart salarial est de 4 % ; l’écart salarial chez les cadres est de 12 %. Autrement dit, l’écart moyen au sein de l’entreprise, pondéré par la taille des groupes est de 6 %, comme dans l’entreprise B (4*0,75 + 12*0,25 = 6*0,75 + 6*0,25 = 6). Mais l’écart salarial après correction du “seuil de pertinence » est de 1,75 %, car la correction dans le groupe des ouvriers n’est que de 4 points. La distorsion vient ainsi du fait que deux entreprises aux niveaux agrégés d’écart salarial identiques (6 %) bénéficient inégalement de la correction au niveau des groupes (et obtiennent finalement 1 % pour l’une, 1,75 % pour l’autre).

Le décret n’apporte pas de justification théorique claire pour une telle distorsion (quand bien même on serait d’accord sur le principe d’une correction, ce dont nous avons vu qu’il était discutable). Il est sans doute possible de trouver des arguments en faveur d’un traitement différencié des entreprises où les inégalités sont très hétérogènes selon les groupes de salariés considérés. Mais ces arguments gagneraient à être explicités.

Une manière plus transparente de procéder serait de ne pas appliquer de correction, et d’utiliser une formule plus simple de calcul des écarts salariaux au sein d’une entreprise, ce qui permettrait de rendre visibles des écarts salariaux facilement interprétables. Enfin, c’est dans la définition du barème que l’on peut souhaiter adapter l’obtention des points en fonction des écarts mesurés. Il serait également possible d’exploiter le potentiel des grandes unités à adopter des classifications plus fines.

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