Vers une hybridation des mouvements sociaux et des réseaux sociaux ? L’exemple des « Gilets jaunes »

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15 juillet 2020Topics Démocratie et institutions

Le 1er mai 2020, ou premier 1er mai 2.0, a vu les traditionnelles manifestations se dérouler sur Facebook, Zoom, WhatsApp et autres Twitter. Est-ce que ces manifestations reflétaient simplement l’expression de la contrainte très particulière du confinement du pays, ou bien révélaient-elles une tendance plus profonde du renouvellement numérique des modes d’expression politique ? Et dans ce cas, est-ce que le contenu même des mouvements sociaux, ainsi que leur dynamique, sont susceptibles d’être modifiés ? Concrètement, comment mesurer le succès d’une mobilisation en ligne ? Un retour sur les premiers mois d’existence du mouvement des Gilets jaunes permet d’esquisser un début de réponse à ces différentes questions.

Origines numériques

Alors que de nombreux mouvements de protestation avaient émaillé les premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron, ils n’étaient pas parvenus à créer une dynamique unitaire. Un concours de circonstances, l’écosystème des réseaux sociaux et le coup de génie marketing du gilet de haute sécurité, en ont décidé autrement pour les Gilets jaunes. Rappelons-le déroulé des faits.

Dans le plus complet anonymat, Priscilla Ludosky publie le 29 mai 2018, sur la plateforme Change.org, une pétition portant, entre autres, sur la nécessité de baisser les taxes sur les biens essentiels, dont l’essence. Cette pétition n’est qu’une initiative parmi d’autres, noyée dans l’océan de pétitions, vidéos YouTube et autre « coup de pompe » de l’association « 40 millions d’automobilistes ». Le 12 octobre, elle n’a reçu que 700 signatures. Cependant, le journal « La République de Seine-et-Marne », département de résidence de Mme Ludosky, publie un article évoquant cette pétition. Dans les deux jours qui suivent, plus d’un millier de signatures affluent, en provenance de Seine-et-Marne et le journal « Le Parisien », d’audience nationale, relaie l’information le 21 octobre.

Dans l’intervalle, un collectif s’est constitué avec pour objectif d’organiser le blocage du boulevard périphérique le 17 novembre afin de protester contre les hausses de carburant, et l’article du « Parisien » fait le lien entre la pétition et ce projet de blocage. Le lendemain de la publication de l’article, le nombre de signatures décolle de façon simultanée dans la France entière, pour atteindre, à la fin de l’année, un nombre supérieur à 1.2 millions. La courbe orange de la Figure 1 représente l’évolution quotidienne du nombre de signataires de la pétition.

Figure 1 : Evolution de la mobilisation en ligne et du nombre de manifestants

Notes : Les données correspondant à la courbe orange ont été transmises aux auteurs par Change.org. Les données Facebook ont été collectées par les auteurs selon des modalités détaillées dans l’étude citée en bas de cette note. Les données de manifestation correspondent aux décomptes hebdomadaires effectués par le Ministère de l’Intérieur. La ligne verticale pointillée correspond au 17 Novembre 2018.

A la suite de l’article du Parisien, l’appel à la mobilisation du 17 novembre prend de plus en plus d’ampleur, notamment par le biais de vidéos postées par des anonymes sur YouTube et qui cumulent des millions de vues. Le 24 octobre, Ghislain Coutard suggère, depuis Narbonne, aux automobilistes d’apposer le gilet de haute sécurité contre leur pare-brise afin de signifier leur adhésion à ce qui n’est pas encore, à proprement parler, un mouvement, mais qui le devient quasi-instantanément par la force iconographique de ce choix. Au cours des jours qui suivent, des centaines de groupes « Gilets jaunes » se constituent sur Facebook. Ils sont parfois d’échelle nationale, mais une vaste majorité est d’échelle locale (le campement, la ville, ou encore le canton). Sur ces groupes va s’organiser le vaste mouvement de blocage du pays. La courbe bleue de la Figure 1 représente le nombre journalier de créations de groupes Facebook « Gilets jaunes » : jusqu’au 17 Novembre, elle suit la courbe des pétitionnaires.

Le 16 novembre, une carte interactive mise en place par des organisateurs (autoproclamés) pour coordonner les actions recense près de 800 points de blocage prévus pour le lendemain. Durant ce qui deviendra l’« Acte I », la moitié du pays sera « bloquée » par des centaines de milliers de manifestants, sans aide, ou presque, des corps intermédiaires traditionnels comme les partis ou les syndicats.

Les enfants numériques des blocages

Que se passe-t-il après ces blocages ? Certains vont perdurer et se transformer en campements, d’autres seront éphémères. Cependant, comme cela a été largement recensé par des reportages sur le terrain, l’expérience de sociabilité offerte par ces blocages est très appréciée par ceux qui s’y rendent. Pour certaines personnes, un moyen de prolonger ce partage est alors de se rendre sur les réseaux sociaux. Ainsi, on observe une explosion de la création de nouveaux groupes Facebook « Gilets jaunes » suite à cet Acte I. A la mi-décembre, plus de 3000 groupes auront ainsi été créés, cumulant plus de 4 millions de membres. Même si certains de ces membres appartiennent à plusieurs groupes en même temps, ce chiffre témoigne indéniablement de l’ampleur du mouvement. La pétition sur Change.org a, quant à elle, joué son rôle de révélateur d’un potentiel latent de mobilisation et l’activité se transfère vers les groupes et pages Facebook.

Alors que le mouvement des blocages décline rapidement et que, comme le montre le graphique secondaire représenté dans la Figure 1, le nombre de manifestants s’étiole dès le début de l’hiver, les Gilets jaunes ne sont pas morts : leur avatar numérique est bel et bien vivant. Comme l’illustre la courbe violette de la Figure 1, les interactions sur les pages Facebook dédiées aux Gilets jaunes sont encore très importantes jusqu’à la fin du mois de mars, fin de période des données de notre étude. De quoi parle-t-on alors sur ces pages ? Une analyse du corpus de mots utilisés sur ces pages montre que si elles étaient largement utilisées au départ pour diffuser des mots d’ordre liés à l’organisation des manifestations et pour relayer les différentes revendications, elles expriment une hostilité croissante vis-à-vis du gouvernement et de la réponse policière. Les messages, de plus en plus violents, témoignent d’une radicalisation et d’une fermeture du mouvement, qui fonctionne désormais en vase clos numérique. On remarque néanmoins que les messages positifs encourageant les participants demeurent très présents et alimentent le cœur bien battant du Gilet jaune (Corpus de mots : bravo, courage, félicitation, soutien, courageux, formidable, super, génial, respect, fier). La Figure 2 résume ces différentes dynamiques.

Figure 2 : Evolution du corpus de mots utilisés dans les discussions sur les pages Facebook dédiées aux Gilets jaunes

Notes : Analyse du contenu des conversations sur les pages Facebook correspondant à la courbe violette de la Figure 1. La méthodologie est détaillée dans l’étude citée en bas de cette note. La ligne verticale pointillée correspond au 17 Novembre 2018.

Quel avenir pour une manifestation 2.0 ?

Ce 1 mai 2020 a fortement ressemblé à une pétition en ligne : on n’y a pas compté les passants mais les « likes », reprises et « hashtags » partagés. Une participation sans doute importante, mais difficile à comptabiliser, aura montré un fort potentiel pour un retour dans la rue dès que ce sera possible. Ce lien physique sera essentiel pour faire perdurer une mobilisation, car le mouvement des Gilets jaunes nous enseigne que loin de se substituer, les mobilisations en ligne et physique sont bien complémentaires : un but commun, lancer et entretenir les blocages du 17 Novembre 2018, a permis l’émergence d’un puissant mouvement Gilets jaunes sur Facebook, mais la disparition progressive de ce but s’est semble-t-il traduite par une radicalisation de ce mouvement, où le sentiment de colère a peu à peu pris une place prépondérante.

Il est également possible que ce sentiment de colère soit lié à la difficulté des Gilets jaunes à trouver un débouché politique au cours des premiers mois de l’année 2019. Depuis sa naissance, le mouvement est rétif à l’idée de se transformer en parti politique classique, et il ne parvient pas à présenter une liste unifiée aux élections européennes de Mai 2019. D’après notre étude, les territoires bloqués le 17 novembre 2018 ont, en moyenne, davantage que les autres voté pour la liste LREM à ces élections. S’agit-il d’un effet « Mai 68 », revanche de la « majorité silencieuse » ? C’est possible, d’autant plus que l’effet des blocages sur le vote LREM est d’autant plus fort que les blocages ont eu lieu dans des régions ayant davantage voté pour Emmanuel Macron en 2017.

Pris isolément, les blocages auraient donc eu l’effet inverse à celui souhaité, à savoir, renforcer le Gouvernement. Cependant, dans les régions où les blocages ont le plus contribué à la création de nouveaux groupes Gilets jaunes sur Facebook, nous observons qu’ils ont pu avoir l’effet électoral souhaité, en diminuant le vote en faveur du Gouvernement. Dans ces régions, la « minorité agissante » créée par les blocages a poursuivi, en ligne, son travail de contestation de la politique gouvernementale, et sous condition d’un terreau politique favorable (les régions ayant le moins voté pour Emmanuel Macron en 2017), a pu faire fructifier les germes contestataires plantés le 17 Novembre 2018.

Les résultats présentés sont issus d’un article académique : « The Gilets jaunes: Online and Offline », document de Travail CEPR 14780.

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