Pour une grande partie de l’opinion publique, il est bien établi que la tenue du premier tour des municipales le 15 mars dernier a entraîné une vague supplémentaire de contaminations par l’épidémie de Covid-19. À la suite de ces élections , de nombreux articles de presse (Mediapart, Le Monde, La Croix, La Voix du Nord) ainsi que des reportages télévisés ont recueilli les témoignages de personnes qui déclarent avoir été contaminées à cause de la tenue du scrutin. Dans la plupart des cas, il s’agit de candidats aux élections municipales, dont on comprend bien comment ils ont pu être particulièrement exposés au virus. Pour ces derniers, les campagnes municipales impliquent en effet des tractages, la tenue de réunions en lieu clos, la surveillance des bureaux de vote, la célébration d’une victoire pour certains d’entre eux et le bilan collectif d’une défaite pour les autres. On ne sait pourtant pas, en l’état, si la somme de ces mauvaises expériences constitue un fait statistique. C’est pourquoi nous avons, dans un article de recherche, cherché à répondre de manière plus systématique à cette question : les candidats aux municipales ont-ils subi une mortalité particulièrement élevée durant les mois de mars et avril derniers ?
Les données administratives françaises permettent de répondre de manière précise à cette question. D’une part, le fichier nominatif des décès, mis à jour tous les mois et rendu disponible par l’Insee, enregistre l’identité de toutes les personnes décédées. D’autre part, le ministère de l’intérieur est autorisé par le droit français à diffuser l’identité des candidats aux municipales. Nous avons donc pu repérer parmi l’ensemble des décès ceux des candidats aux dernières élections et calculer le taux de mortalité des candidats en fonction de leur âge.
Le graphique ci-dessous décrit l’évolution de la mortalité hebdomadaire entre la fin du mois de février (date de clôture du dépôt des candidatures) et le début du mois de mai pour les hommes âgés de 60 à 79 ans. Nous portons notre attention sur ces derniers car ils sont particulièrement exposés au risque de décéder du Covid-19 et participent très activement aux élections : 2,8 % d’entre eux se sont présentés aux élections municipales de mars dernier – contre 1,8 % pour l’ensemble de la population adulte. Les catégories d’âge plus élevé sont quant à elles plus exposées au risque de décéder du Covid-19 mais sont trop faiblement représentées parmi les candidats pour permettre une analyse robuste. Suivant le même type de raisonnement, et comme il est bien établi que la première vague de diffusion du coronavirus a principalement atteint les régions Île-de-France et Grand-Est, nous comparons la mortalité dans ces deux régions par rapport au reste de la France.
Avant l’épisode de surmortalité lié au Covid-19, qui commence en semaine 12 (18 au 24 mars 2020), le taux de mortalité hebdomadaire des candidats se situait autour de 1 pour 10 000 contre 4 pour 10 000 dans l’ensemble de la population de mêmes sexe et catégorie d’âge. Cette « sous-mortalité » s’explique aisément : seuls se portent candidats ceux qui sont en suffisamment bonne santé pour assumer un mandat électoral. À partir de la semaine 12 et jusqu’à la semaine 17, la diffusion du Covid-19 entraîne un surcroit de mortalité qui n’est détectable que dans les régions Grand-Est et Île-de-France. Les candidats aux élections municipales dans ces deux régions voient aussi leur mortalité s’élever mais à un rythme ni plus ni moins élevé que dans l’ensemble de la population.
Ces premiers chiffres donnent une tendance mais on ne peut écarter l’idée que les candidats aux municipales avaient des caractéristiques telles qu’en l’absence d’élection, ils auraient mieux résisté face au virus que le reste de la population. Autrement dit, on ne peut sur cette unique base conclure à l’absence d’effet causal de la tenue des élections sur la mortalité des candidats.
Pour aller plus loin, nous avons comparé la mortalité des candidats suivant qu’ils ont été a priori plus ou moins exposés à des contacts répétés avec la population. Comme cela a déjà été mentionné dans une autre publication (Bertoli et al., 2020), un déterminant essentiel de l’intensité de la campagne et de la participation est la structure de l’offre électorale. Comme le montre le graphique ci-dessous, qui porte uniquement sur les régions Île-de-France et Grand-Est, l’absence de choix entre plusieurs listes dans les villes de plus de 1 000 habitants entraîne habituellement un effondrement de la participation et cela a de nouveau été le cas en 2020. L’enjeu électoral d’une élection à liste unique est en effet bien plus faible qu’ailleurs. Il n’y est notamment pas aussi nécessaire pour les candidats de rencontrer de très nombreux électeurs potentiels, ni aussi utile pour les électeurs de se déplacer aux urnes pour faire gagner leur liste préférée.
Bien sûr, le nombre de listes en compétition n’est pas indépendant de nombreuses caractéristiques locales, mais ces différences deviennent ténues lorsqu’on compare uniquement les villes avec une liste unique aux villes opposant deux listes. La différence de mortalité en mars-avril dernier entre les candidats dans les villes à deux listes et les candidats dans les villes à liste unique (visible dans le graphique ci-dessous) peut donc s’interpréter comme un effet causal de la tenue d’élections plus intenses en contacts.
Or, on ne détecte aucune différence significative de mortalité en mars-avril dernier entre les candidats des deux groupes de villes. Notre échantillon inclut pourtant 7 265 candidats masculins de plus de 60 ans enregistrés dans les régions les plus touchées par l’épidémie et peut donc être considéré comme de taille suffisante pour dégager des effets significatifs lorsqu’ils existent.
Ces résultats suggèrent que la tenue d’élections à enjeux n’a pas entraîné de surmortalité parmi les candidats, mais ils sont établis dans un contexte précis : celui des villes pour lesquelles seules une ou deux listes étaient en lice pour entrer au conseil municipal. Or celles-ci ne représentent qu’un tiers du corps électoral, et sont en général plus rurales donc moins exposées au Covid-19. Dans ce contexte, il n’est peut-être pas surprenant que la tenue du premier tour n’ait pas eu d’effets sanitaires importants. C’est pourquoi nous proposons dans un second temps une méthode alternative pour identifier l’effet d’une participation active aux élections sur la mortalité. Il s’agit de comparer la mortalité en 2020 des candidats aux élections municipales précédentes (en 2014) suivant le score électoral que leur liste avait alors réalisé. En effet, il est bien établi dans la littérature d’économie politique (Lee, 2008) que, dans un système majoritaire, les candidats ont beaucoup plus de chances de se représenter à l’élection suivante lorsqu’ils étaient marginalement gagnants plutôt que marginalement perdants. Dans le graphique ci-dessous, nous vérifions bien cela : les candidats dont la liste l’avait emporté aux élections municipales de 2014 avec moins de 2,5 points d’écart sur la seconde liste ont eu 60 % de plus de chances de se représenter que les candidats dont la liste avait perdu les élections avec moins de 2,5 points d’écart sur la liste arrivée en tête. Ces derniers ont aussi, par construction, des chances bien plus grandes de figurer au conseil municipal au début de l’année 2020 et donc de participer à l’organisation du premier tour.
Pourtant, à l’échelle d’une ville, de tels écarts de résultats sont suffisamment faibles pour que la victoire ou la défaite en 2014 relève d’un coup de dés, et l’on peut donc assimiler le destin sanitaire de ces deux groupes à l’effet d’une expérience contrôlée assignant la décision d’être candidat en 2020 de manière aléatoire. Il suffit donc de répéter le même exercice graphique en comparant cette fois les taux de mortalité observés lors de la période de mars-avril 2020, comme cela est fait dans le graphique ci-dessous.
On ne détecte pas de différence significative de mortalité en mars-avril 2020 entre les candidats dont la liste a perdu de justesse les élections de 2014 et les candidats dont la liste les a gagnées de justesse (et qui avaient par conséquent une probabilité plus élevée de se représenter aux élections 2020), ce qui confirme nos résultats précédents : il n’est pas possible en l’état de conclure à un effet significatif de la tenue du premier tour des élections municipales sur la mortalité de ceux qui étaient a priori le plus exposés, les hommes de plus de 60 ans participant à la vie municipale en Île-de-France ou dans le Grand-Est.
Ces résultats n’épuisent bien sûr pas totalement la question du rôle tenu par ce premier tour dans la diffusion du virus parmi la population générale. Plusieurs études sont parues récemment sur ce sujet plus vaste, mais au prix d’hypothèses plus fortes sur le comportement contrefactuel de la diffusion du virus si les élections municipales n’avaient pas eu lieu (Zeitoun et al., 2020 ; Bertoli et al., 2020 ; Cassan & Sangnier, 2020). Notre analyse se fixe quant à elle un objectif plus restreint mais qui correspond à la population supposément la plus exposée au risque de la tenue des élections. La conclusion que nous en tirons, qui est que les candidats aux municipales n’auraient pas été exposés à des taux de mortalité significativement plus faibles si les élections n’avaient pas eu lieu, peut paraître paradoxale pour qui a suivi les décomptes faits par la presse de candidats ou conseillers municipaux atteints par le Covid-19. Ce décalage s’explique en réalité aisément : de nombreux candidats auraient été atteints par le Covid-19 même si le premier tour avait été annulé, une situation contrefactuelle que seule une analyse statistique permet d’établir.
Le document de travail sous-jacent est disponible à l’adresse suivante : lien.