Quels enjeux derrière le débat sur les « vrais chiffres » de déficit des retraites ?

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23 janvier 2025Topics Retraites

Les travaux en vue d’une éventuelle nouvelle réforme des retraites ont été lancés à Matignon vendredi 17 janvier dernier, mais la concertation proprement dite ne débutera en réalité que dans quelques semaines. Le Premier ministre, M. François Bayrou, a en effet jugé qu’il était nécessaire pour le débat qu’un nouveau rapport soit au préalable remis, afin de pouvoir « s’appu[yer] sur un constat et des chiffres indiscutables ». Beaucoup ont noté le fait que ce rapport a été confié à la Cour des comptes, et non au Conseil d’orientation des retraites (COR), organisme pourtant normalement chargé par la loi, depuis sa création en 2000, d’établir et de rendre public le consensus entre les diverses parties prenantes (État, organisations syndicales et patronales, parlementaires, personnalités qualifiées) sur la situation financière du système de retraite et sur l’équité entre assurés – ce qu’il fait dans le cadre d’un rapport annuel s’appuyant sur les modèles de projections des administrations et des services statistiques des régimes, dont la dernière version en date a été publiée en juin 2024. Le Premier ministre a d’ailleurs déjà mentionné, dans sa déclaration de politique générale, un écart entre les dépenses et les ressources du système de retraite qu’il estime à 55 milliards d’euros, soit davantage que les 11 milliards d’euros (0,4 point de PIB) cités dans le rapport du COR pour 2025.

Ce souhait d’établir une « vérité des chiffres » qui s’appuierait sur d’autres estimations que celles produites et diffusées par le COR avait déjà été exprimé fin 2022 dans le cadre d’une note du Haut Commissaire au Plan – qui n’était autre à l’époque que le Premier ministre actuel. Que penser de ce débat et quels sont ses enjeux ?

Un débat pour partie technique sur les conventions comptables …

Précisons d’emblée qu’il n’y a en réalité aucun chiffre caché, et qu’il ne faut donc attendre du futur rapport de la Cour des comptes le dévoilement d’aucun nouveau chiffre ignoré de tous jusqu’à alors. Les divers agrégats comptables nécessaires au débat ont d’ores et déjà été rendus publics dans divers rapports officiels, dont les rapports annuels du COR et les rapports de la commission des comptes de la Sécurité sociale. Ils sont accessibles à toutes et tous, et bien connus des personnes qui s’intéressent aux comptes publics. Les personnes qui critiquent la convention mise en avant par le COR s’appuient d’ailleurs elles-mêmes sur ses propres chiffres pour établir leur critique et pour proposer une présentation alternative. C’est en effet sur la présentation des chiffres que porte le débat, c’est-à-dire sur la façon dont ils sont qualifiés et sur les agrégats qui sont calculés, puis mis en avant, à partir du détail des divers postes comptables. C’est pour cette raison notamment que le débat est souvent vu et présenté par certains comme une simple question de conventions comptables. Il serait faux cependant de réduire le débat à des questions purement techniques : la présentation comptable est loin d’être neutre, car elle peut déterminer la façon dont les problématiques sont formulées, donc la teneur des débats et, in fine, les décisions qui sont prises.

Commençons par rappeler la problématique technique. Les dépenses de l’ensemble des régimes de base et complémentaires s’élèvent en 2023 à 378,3 milliards d’euros, soit 13,4 % du produit intérieur brut (PIB). Elles correspondent pour l’essentiel (368 milliards d’euros) à des pensions de retraite. Pour les financer, ces régimes disposaient cette même année, d’après les règles de comptabilité définies par la loi et reprises par le COR dans son scénario de référence, de 382 milliards d’euros (hors produits financiers), soit 13,5 % du PIB. Dans un régime de retraite par répartition, dont le principe est de financer les pensions de retraite par les cotisations des actifs du moment, les ressources correspondent en théorie au montant total de ces cotisations. Dans le système français, en pratique, d’autres ressources sont également mobilisées. En 2023, seul 66,5 % du financement du système de retraite provient des cotisations sociales (256,8 milliards d’euros), auquel on peut ajouter – au moins pour partie – 11,6 % (45 milliards d’euros) de contributions de l’État en tant qu’employeur au régime de la fonction publique de l’État.

En effet, trois raisons au moins peuvent justifier de financer une partie des pensions de retraite en mobilisant d’autres financements. La première correspond à un objectif de soutien à l’emploi, notamment non-qualifié, et d’incitation au travail (en faisant que « le travail paie »). Son objectif est de modérer le montant des prélèvements pesant sur les seuls revenus du travail, pour éviter de trop augmenter le coût salarial ou de trop réduire les montants de revenus d’activité nets (après cotisations), disponibles pour les actifs. Les principaux exemples de cela sont les impôts et taxes affectés (Itaf) mis en place de façon concomitante à et en compensation des allègements de cotisations sur les bas salaires.

La deuxième raison répond au fait que le système de retraite a progressivement intégré des finalités plus larges que celles de la retraite proprement dite (au sens de revenu de remplacement contributif liés aux revenus perçus en cours d’activité), et que ces finalités « additionnelles » peuvent justifier d’autres modalités de financement que des ressources assises exclusivement sur les revenus du travail. Un exemple est celui des droits à retraite octroyés aux parents au foyer au titre des périodes d’éducation des enfants : ces droits peuvent être considérés comme relevant davantage des politiques familiales que de retraite, et donc de la solidarité nationale davantage que de la seule solidarité entre actifs et anciens actifs, justifiant ainsi une prise en charge des cotisations par la branche famille, elle-même financée pour partie par des ressources assises sur une assiette de revenus beaucoup plus large que les revenus du travail.

La troisième raison pour la mobilisation de ressources autres que de cotisations tient enfin à la fragmentation du système en plusieurs régimes distincts, suivant une logique sectorielle. Le financement d’un système de retraite par répartition repose en effet sur l’hypothèse d’une démographie évoluant de façon lente. L’exemple canonique dans les modèles théoriques est celui d’une population augmentant de façon régulière et uniforme de génération en génération ; si cela ne correspond jamais à la réalité en pratique, il est important tout du moins que la structure par âge de la population évolue dans le temps d’une façon suffisamment lente pour permettre des ajustements qui ne soient pas trop brutaux. Or si on peut considérer que c’est le cas à peu près pour la population complète de la France, ce ne l’est certainement pas pour certains secteurs en déclin démographique, tels que – pour ne prendre qu’un exemple – le secteur agricole. Les régimes correspondant à des secteurs en déclin démographique ne peuvent pas être financés seuls en répartition, tandis que, symétriquement, les régimes liés à des secteurs en croissance bénéficient d’un cadre de financement favorable qu’on peut juger comme pour partie fortuit. Ces déséquilibres justifient la mise en œuvre de corrections, qui prennent deux formes dans le système français : des transferts entre régimes (dont le transfert dit de « compensation démographique »), et des subventions directes et contributions d’équilibres de l’État permettant d’équilibrer les comptes de certains régimes.

C’est ce dernier point notamment qui fait l’objet des critiques : le fait de comptabiliser les subventions et contributions d’équilibre comme des ressources du système de retraite est accusé de laisser penser qu’il s’agit de ressources « normales », disponibles pour financer les retraites et dont l’ampleur ne poserait pas question, et de ne pas afficher comme un « déficit » le solde des dépenses et des recettes des régimes concernés avant prise en compte de ces transferts d’équilibre. D’après celles et ceux qui portent la critique, il serait plus sincère de ne pas afficher ces transferts dans les comptes du système de retraite et de faire donc apparaître et de discuter un « déficit » (ou plus précisément un besoin de financement) plus grand pour le système. On peut à cet égard dresser un parallèle avec ce qui est fait pour le régime général, et noter que, lorsque celui-ci est équilibré par un transfert de déficit à la caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), ce transfert n’est jamais présenté et comptabilisé comme une ressource du régime – il est considéré comme n’intervenant que dans un dernier temps, après constatation du déficit du régime.

Si ce principe de comptabilisation peut sembler pertinent, il n’est cependant pas si simple que cela à mettre en oeuvre, car le montant « véritable » des transferts d’équilibre – ou plus précisément : celui qu’il serait pertinent de qualifier comme tel – n’est pas forcément celui qui est affiché dans les comptes des régimes. La difficulté se pose tout particulièrement pour la contribution d’équilibre au régime des fonctionnaires de l’État. D’après la loi, les comptes de celui-ci sont, depuis 2006, retracés dans un « compte d’affectation spécial » (ou CAS) « Pensions », et l’équilibre du régime est réalisé en ajustant, aussi souvent que nécessaire, le taux de la cotisation de l’employeur de façon à couvrir exactement les dépenses du régime. Compte tenu de la situation démographique dégradée de celui-ci, cela a pour conséquence des taux de cotisation très élevés, bien au-dessus de ceux retenus dans les régimes du secteur privé : 74 % du traitement pour les fonctionnaires civils, et même 126 % pour les militaires. Ce sont ces valeurs qui sont dénoncées comme trop élevées pour pouvoir être, de façon réaliste, considérées uniquement comme des taux de cotisation de retraite. 

Cependant, on ne peut pas non plus considérer, à l’inverse, la contribution d’équilibre de l’État au régime des fonctionnaires de l’État uniquement et entièrement comme une subvention visant à résorber un déficit, puisqu’une partie au moins correspond aux cotisations « normales » en tant qu’employeur des fonctionnaires. Dans la note du Haut-Commissariat au Plan de 2022, c’est le taux total (base et complémentaires confondus) appliqué aux salariés du secteur privé qui est retenu comme taux de cotisation employeur « normal », et la différence entre celui-ci et le taux inscrit au CAS Pensions est considérée comme une subvention d’équilibre. 

Cette hypothèse n’est cependant pas convaincante. Deux raisons au moins sont susceptibles de conduire à un taux différent dans le public et le privé. Tout d’abord, les régimes de fonctionnaires offrent des avantages spécifiques (surcroît de retraite et sortie anticipée d’activité) pour des métiers particuliers correspondant à des missions régaliennes présentant une dangerosité ou une pénibilité spécifique (militaires, policiers, etc.). Il est donc nécessaire, a minima, de tenir compte d’un surcroît de cotisations correspondant à ces fonctions particulières. 

Par ailleurs, la spécificité des régimes de fonctionnaires est de porter sur une assiette qui ne représente qu’une partie de la rémunération totale (les primes et indemnités en sont exclues – celles-ci constituant dans la fonction publique une composante permanente de la rémunération, en représentant environ un quart en moyenne). Sur cette assiette réduite, le régime applique un calcul de la retraite en apparence plus généreux (le salaire de référence correspond par exemple aux 6 derniers mois plutôt qu’à la moyenne des 25 meilleures) ce qui doit logiquement avoir comme contrepartie un taux de cotisation lui aussi plus élevé que dans le privé. À cet égard, ce serait donc plutôt le taux moyen calculé sur l’ensemble de la rémunération des fonctionnaires qu’il conviendrait de comparer au taux en vigueur dans le secteur privé. Les exemples donnés ici portent sur le régime des fonctionnaires de l’État, mais des questions semblables peuvent aussi être soulevées pour les subventions d’équilibre à d’autres régimes. Pour ne citer qu’un exemple : on a rappelé précédemment que les droits familiaux de retraite sont considérés comme relevant davantage de la politique familiale, justifiant à ce titre des transferts externes pour assurer leur financement. C’est cependant uniquement pour le régime général que de tels transferts sont mis en œuvre, alors que tous les régimes accordent des droits familiaux : on pourrait ainsi considérer qu’une partie des transferts d’équilibre à certains régimes correspond en réalité à la prise en charge de ces droits familiaux par la solidarité familiale, et c’est uniquement le montant après déduction de cette partie qui constituerait le véritable transfert d’équilibre. 

En d’autres termes, la remise en cause de la convention actuelle définie par la loi et reprise par le COR, et la définition de la « bonne » convention qu’il vaudrait mieux appliquer sont deux problématiques distinctes. Si la question de savoir si le besoin de financement du système de retraite doit être calculé avant ou après prise en compte des transferts d’équilibre peut effectivement paraître légitime, la quantification la plus pertinente de ces transferts (et donc celle du « vrai » besoin de financement) est loin d’aller de soi. Celles qui ont été présentées jusqu’alors ne peuvent pas être considérées comme devant forcément faire référence. À ce stade, il n’y a ainsi pas de raison de considérer que tous les montants qui sont aujourd’hui qualifiés de subventions ou conventions d’équilibre sont par nature illégitimes et doivent pour cette raison forcément être enlevées de la comptabilité, pas plus qu’il n’y a de raison, à l’inverse, de considérer qu’ils sont « intouchables » et que le débat ne peut pas porter sur leur remise en cause – rappelons à cet égard que la trajectoire d’évolution projetée par le COR prévoit d’ores et déjà une réduction à l’avenir de ces ressources, par la simple application des règles légales qui les déterminent. C’est là que la réflexion relève d’une discussion sur les conventions comptables.

… mais aussi des enjeux de fond sur la vision, et donc potentiellement sur les décisions concernant les finances publiques

Il ne s’agit cependant pas uniquement d’une question purement comptable puisque, comme on l’a rappelé en introduction, on ne peut nier le fait que la présentation peut influer sur la façon dont les questions sont posées et, par extension, sur les décisions qui sont prises. Venons-en donc maintenant aux enjeux de fond du débat. Deux raisons peuvent justifier sa pertinence. Commençons par celle qui est à mon sens la mauvaise raison de le soulever – même si c’est sans doute, malheureusement, la raison principale pour laquelle ce débat est promu par certains.

Cette raison consiste à penser qu’il est important de connaître le « vrai » déficit du système de retraite parce que c’est sur celui-ci que la concertation devra ensuite porter. Elle découle de l’idée que le système de retraite doit être « piloté par le solde », c’est-à-dire que les réformes, ainsi que les discussions qui les précèdent, doivent avant tout porter sur le besoin de financement constaté du système et les moyens de le résorber. Cela peut paraître relever du bon sens, mais c’est en réalité très réducteur parce que cela restreint le débat au montant de ce besoin de financement constaté, et cela conduit à le déplacer de façon artificielle sur la question de la mesure. Avec cette présentation, le chiffrage devient en effet déterminant : si l’on annonce un besoin de financement de 11 milliards d’euros en 2025, comme estimé par le COR dans son scénario de référence, le débat se limitera à trouver des mesures correspondant à ces 11 milliards. Mais si ce montant est recalculé à 55 milliards d’euros, comme évoqué par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale, alors c’est un tout autre cadre de discussion qui s’imposera, où des réformes beaucoup plus ambitieuses devront être envisagées. Celles et ceux qui pensent que les prélèvements sont trop élevés et que les choix doivent avant tout porter sur la façon de réduire les dépenses pour les ajuster au niveau des ressources disponibles vont ainsi être incités à promouvoir une mesure du déficit plus élevé et un niveau « naturel » des ressources plus bas, tandis que celles et ceux qui militent pour des efforts plus réduits chercheront à s’inscrire dans des conventions qui conduisent au niveau de ressources « disponibles » le plus élevé possible. C’est bien évidemment absurde : dès lors que le sujet est rouvert, ce sont les 380 milliards de dépenses de retraite et leur équivalent en recettes dont il faut discuter. Comme on l’a développé dans un billet récent, le « vrai » débat ne porte pas sur un simple écart chiffré, mais sur des questions fondamentales : quel niveau moyen de pension souhaitons-nous pour les retraités ? À quel âge moyen voulons-nous partir à la retraite ? Quelles ressources collectives sommes-nous prêts à mobiliser pour cela ? Ces interrogations doivent être formulées en termes absolus, et non uniquement comme des ajustements par rapport à la situation actuelle.  

Précisons que cette réflexion a une portée plus générale que celle de la seule problématique des conventions comptables. Dans le présent billet de blog, on se focalise sur cette dernière, compte tenu de l’écho qu’elle rencontre actuellement dans le débat public, mais la Cour des comptes prendra peut-être une perspective plus large, et son rapport pourrait aborder aussi d’autres problématiques, par exemple la question des hypothèses économiques ou démographiques sous-jacente aux projections. Si c’est le cas, les remarques précédentes restent vraies : il importera alors de s’intéresser aux enjeux sous-jacents au choix des hypothèses de projection, et pas uniquement à la nouvelle valeur du solde financier estimé qui découlerait d’autres hypothèses – un précédent billet du blog de l’IPP, publié en juin dernier, essayait à ce sujet de révéler les choix sociaux sous-jacents derrière le choix technique d’une hypothèse de productivité à long-terme

L’idée que le système de retraite doit être piloté par le solde, avec des réformes centrées sur le besoin de financement, repose sur le fond sur un biais d’ancrage. Ce biais consiste à considérer les niveaux actuels de dépenses et de ressources comme une contrainte externe, limitant les réformes à des ajustements marginaux par rapport à ces niveaux spontanément atteints. C’est oublier que, si les équilibres actuels du système de retraite s’inscrivent effectivement dans certaines contraintes démographiques et économiques – contraintes qui ne sont d’ailleurs pas totalement externes, puisqu’elles dépendent aussi de nos politiques d’emploi, d’innovation, familiales, migratoires, etc. – elles découlent aussi des règles de retraite qui ont été fixées, et sont donc également la résultante de nos choix. C’est sans doute là l’une des conséquences dommageables de la complexité du système de retraite français : cette complexité fait qu’on perd rapidement la relation de cause à effet entre les mesures qui sont prises et les résultats en matière de niveau de pension ou de ressource, ce qui conduit alors à les prendre comme une fatalité qui s’impose à nous plutôt que comme le résultat de mesures délibérément prises pour cela. Soulignons que cette réflexion n’est pas propre à la thématique des ressources, et concerne aussi le niveau des dépenses : la baisse des taux de remplacement projetée à l’avenir est par exemple souvent présentée comme une fatalité inexorable, en oubliant qu’elle découle pour partie de mesures, notamment d’indexation, qui ont été choisies précisément pour la mettre en œuvre – la contrainte sur le fond n’étant pas que les taux de remplacement vont forcément baisser, mais que, pour assurer leur stabilité à l’avenir tout en garantissant l’équilibre financier du système, il faudrait nécessairement affecter plus de ressources ou partir à un âge plus élevé en moyenne.

Passons maintenant à la deuxième – et meilleure – justification d’un débat sur le cadre comptable du système de retraite. Celle-ci renvoie au fait que, s’il existe certes des raisons parfaitement légitimes d’affecter au système des ressources autres que des cotisations, au titre de la prise en charge de certains droits ou de la correction des déséquilibres démographiques de certains régimes, encore faut-il s’assurer que ces ressources sont bien proportionnées à ces droits ou à ces déséquilibres démographiques. Un enjeu important est notamment celui de la disparité des règles entre régimes : si l’on peut raisonnablement considérer qu’il n’est pas normal de demander à un assuré d’un régime de cotiser davantage pour compenser le fait que l’emploi est peu dynamique, voire en diminution, dans son secteur d’activité, il est en revanche naturel d’imposer une surcotisation au titre de droits éventuellement plus généreux. C’est en ce sens que la quantification est essentielle, puisqu’elle doit permettre notamment d’orienter le bon niveau des efforts, entre ceux qui doivent être spécifiques à certains régimes et ceux qui doivent concerner l’ensemble des assurés.

Signalons à cet égard que l’enjeu est loin de ne concerner, comme on le croit souvent, que les régimes spéciaux et des fonctionnaires de l’État, au prétexte qu’ils sont les seuls bénéficiaires de subventions ou contributions d’équilibre. Comme l’ont montré divers rapports, dont l’un du COR en 2011 et un, plus récent, de la Cour des comptes, le mécanisme actuel de compensation démographique, supposé corriger les déséquilibres démographiques entre régimes de base, ne traduit en réalité que de façon très imparfaite les situations démographiques réelles. Pour cette raison, ce sont les comptes de l’ensemble des régimes de base qui sont biaisés, par rapport à une convention comptable plus sincère qui ferait apparaître le niveau de solidarité entre régimes pertinent au regard de leur situation démographique. La conséquence est en particulier que les subventions d’équilibre ne visent donc pas uniquement à équilibrer les régimes en tant que tel, mais aussi à compenser le fait que ceux-ci ne perçoivent pas le montant de compensation démographique qui serait légitime au regard de leur situation. Elles ne doivent par conséquent pas être vues uniquement comme des subventions (directes) aux régimes bénéficiaires ; une partie de leur montant, qu’il conviendrait de préciser, correspond en réalité à des subventions (indirectes) aux régimes à qui ce « bon » niveau de compensation démographique n’est pas demandé – dont le régime général, si l’on en croit les calculs de la Cour des comptes dans son rapport de 2024 dernier, qui chiffre l’écart à environ 9,5 milliards d’euros

Cette problématique ne concerne en outre pas uniquement les régimes de base : le choix a été fait historiquement de ne pas appliquer de transferts de compensation démographique entre les régimes complémentaires (y compris la partie des régimes intégrés qui fait office de régime complémentaire), mais ce choix ne va pas forcément de soi compte tenu du caractère légalement obligatoire de ces régimes et du fait qu’ils fonctionnent en répartition. On pourrait donc considérer également que, compte tenu des écarts significatifs de situation démographique entre régimes complémentaires, le choix de ne pas mettre en oeuvre de transferts de compensation peut être lu comme une forme de mise en oeuvre de transferts implicites entre ces régimes – auquel cas une partie de la contribution d’équilibre de l’État pourrait alors être vue comme relevant d’une subvention implicite aux régimes complémentaires Ircantec et Agirc-Arrco.

Signalons également que la problématique ne concerne pas que la question des retraites, et peut avoir des conséquences au-delà. La contribution des employeurs de fonctionnaires de l’État n’est pas fictive : elle est effectivement payée par les employeurs autres que l’État (certains, tels que La Poste et Orange, bénéficiant toutefois d’un taux de cotisation employeur dérogatoire). Elle est donc prise en compte dans le coût salarial, et son niveau peut avoir des effets sur les stratégies de ces acteurs – par exemple dans les politiques d’embauche, du fait des différences de coût salarial qu’elle induit entre un fonctionnaire de l’État et un salarié embauché sous un autre statut. Elle est également comptabilisée, pour l’État, dans les dépenses des différents ministères : les budgets affichés pour l’Éducation nationale, la Justice, la Sécurité intérieure, etc., ainsi que les coûts moyens des personnels affectés à ces politiques, tiennent compte des contributions des ministères employeurs au CAS pension, et dépendent donc entre autres des conventions de celui-ci. Ces conventions peuvent ainsi jouer sur la vision que l’on a des budgets alloués aux différentes politiques, et par conséquent sans doute aussi sur ces politiques elles-mêmes.

Comment faire progresser le débat ?

À quoi pourrait ressembler une « meilleure » présentation des comptes des régimes de retraite ? Au regard des réflexions développées jusqu’ici dans ce billet, deux évolutions nous paraîtraient éclairantes. La première consisterait à faire apparaître, selon leur situation parmi les charges ou les produits des divers régimes, un « déséquilibre démographique non compensé ». Ce montant correspondrait à l’écart entre ce que devrait être un mécanisme de compensation traduisant les vrais écarts de situation démographique (un travail technique restant donc à mener pour le définir, avec toute la difficulté que cela représente) et le mécanisme qui est effectivement en vigueur aujourd’hui. La réforme de ce dernier, comme la Cour des comptes l’appelle de ses vœux dans son rapport, est en effet un des éléments du débat actuel, mais on peut comprendre que le gouvernement ne fasse pas d’une telle réforme une priorité, ou a minima qu’une éventuelle réforme prenne du temps : or, il n’est pas nécessaire d’attendre que le mécanisme soit effectivement réformé pour commencer à faire apparaître, dans la présentation comptable au moins, l’inadéquation entre le mécanisme mis en œuvre et les véritables déséquilibres démographiques. 

La seconde évolution concerne plus spécifiquement les régimes « intégrés », notamment celui des fonctionnaires de l’État. Elle chercherait à décomposer ce qui, dans le total des dépenses de tels régimes, relève des avantages de retraite proprement dits, communs à tous les fonctionnaires, et ce qui relève davantage d’une optique de régime professionnel, propre à certains métiers, et donc à certaines politiques. Il n’y a pas de raison en effet que ces droits spécifiques soient financés par tous les autres fonctionnaires de l’État – et par eux uniquement – au travers d’une cotisation employeur plus élevée pour tous. Une prise en charge explicite dans le budget du ministère employeur pourrait à l’inverse avoir plus de sens. C’est d’une certaine manière ce qui est déjà mis en œuvre pour la Défense nationale avec, dans le CAS pension, un taux de cotisation employeur distinct pour les militaires (pour lesquels les règles de retraite sont très spécifiques) et les fonctionnaires civils. L’idée serait de pousser cette logique jusqu’au bout, pour les politiques dont la mise en œuvre repose sur d’autres corps de fonctionnaires civils disposant de droits spécifiques (policiers, etc.).

C’est ce type d’évolution que l’on retrouvera peut-être dans le rapport que la Cour des comptes rendra d’ici quelques semaines. Ce sont en tous cas les pistes sur lesquelles l’IPP compte se pencher dans de nouveaux travaux à venir.





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